Les investisseurs réagissent à l’urgence climatique avec une main liée dans le dos. Heureusement, il semble que les investisseurs se préparent à utiliser leur pouvoir sur les marchés obligataires et non plus seulement leur pouvoir en tant qu’actionnaires. Il est grand temps que les investisseurs engagés pour le climat cessent d’acheter des obligations à des entreprises qui ne sont pas alignées sur les objectifs de l’Accord de Paris, à commencer par celles qui développent de nouveaux projets d’énergies fossiles.

Les Principes pour l’investissement responsable (PRI) ont récemment mis l’accent sur les investisseurs obligataires afin d’élargir l’influence de l’initiative sur les plus grands émetteurs de carbone. Reclaim Finance soutient l’appel des PRI aux détenteurs d’obligations, compte tenu de l’importance croissante de l’émission d’obligations comme source de financement des entreprises, parfois publiques, du secteur des énergies fossiles.

Bientôt une responsabilité obligataire ?

Les initiatives et discussions actuelles autour de la responsabilité des investisseurs dans la réponse à la crise climatique se concentrent bien souvent sur leur qualité d’actionnaire. En tant que détenteurs d’actifs dans une entreprise, ils ont recours aux outils que l’on associe généralement à l’engagement comme par exemple les dépôts et votes de résolutions aux assemblées générales. Toutefois, cette approche prend non seulement beaucoup de temps, mais elle a aussi conduit jusqu’à présent à des progrès mineurs et très lents.

Se concentrer exclusivement sur les actions revient à ignorer le levier beaucoup plus important dont elles disposent : les obligations, et en particulier les émissions d’obligations, qui sont un moment critique pour les investisseurs qui veulent influencer le processus de transition d’une entreprise. Comme le dit Xavier Baraton, Global CIO Fixed Income à HSBC GAM : « Pendant les tours de table, les entreprises et leurs conseillers se mettent littéralement à genoux pour obtenir des liquidités. Ils sont alors à l’écoute des commentaires, adaptent leurs stratégies et font des promesses ». C’est pourquoi, affirme-t-il, « les obligations sont préférables aux actions pour avoir un impact en investissant : le marché primaire est plus facile d’accès ».

L’approche actuelle, centrée sur les actionnaires, fait fi de l’importance croissante de l’émission d’obligations par les entreprises dans leur stratégie de levée de fonds ainsi que du poids déjà important de ce type d’actifs dans les portefeuilles des investisseurs. Ces obligations d’entreprises représentent actuellement environ 41 000 milliards de dollars (USD).

Mais le changement est en cours. Les Principes pour l’Investissement Responsable (PRI) ont ainsi récemment appelé leurs signataires à mobiliser leurs obligations pour les mettre au service des efforts menés à travers l’initiative Climate Action 100+ en direction des entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre. Les PRI comptent définir de manière plus claire les moyens à utiliser par les investisseurs pour influencer les plus gros émetteurs de GES.

Un levier stratégique sur le climat

Mobiliser les obligataires pourrait s’avérer plus stratégique qu’activer le levier actionnarial classique pour infléchir le comportement des entreprises. En effet, les émissions d’actions sont rares alors que les entreprises émettent régulièrement des obligations afin de financer leurs opérations et les développer. Plus de 5000 milliards de dollars auraient été accordés aux entreprises du pétrole et du gaz entre 2010 et 2018. Dans un contexte où les banques tentent de contrôler leur exposition aux risques climatiques, les obligations pourraient représenter une source croissante d’argent frais pour financer des projets d’énergies fossiles qui risquent de devenir des actifs bloqués (“stranded assets” en anglais).

Ce levier sera d’autant plus crucial que certains des plus gros émetteurs de GES du monde ont pour actionnaire majoritaire des gouvernements, rendant les possibilités d’engagement actionnarial du secteur privé impossible. C’est par exemple le cas de Gazprom et Abu Dhabi National Oil Co, ou encore de PEMEX et Saudi Aramco, qui ont tous deux récemment rejoint la liste des cibles du CA100+.

Ne plus financer les entreprises non alignées avec l’Accord de Paris

Refuser d’émettre pour les banques et d’acheter pour les investisseurs des obligations liées à la construction de projets d’énergies fossiles est une première étape qui s’impose à tout acteur financier désireux de contribuer à l’atteinte des objectifs climatiques de l’Accord de Paris. Mais les investisseurs doivent aussi refuser d’acheter toute obligation émise par des entreprises qui continuent de développer de nouveaux projets d’énergies fossiles. Enfin, on est en mesure d’attendre des investisseurs membres du CA100+ ou qui se sont engagés à aligner leurs activités sur un objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050, cohérent avec une trajectoire 1,5°C, qu’ils aillent plus loin. En particulier, ils pourraient s’engager à ne plus acheter d’obligations à des entreprises qui ne prévoient pas de clauses juridiquement contraignantes établissant des plans d’action « net zéro » vérifiables de manière indépendante et compatibles avec la durée de vie de l’obligation.

Pas d’obligation pour une centrale à charbon controversée sud-coréenne

De nombreuses centrales à charbon en opération ont bénéficié de refinancements via le marché obligataire au cours des dernières années. On peut par exemple citer les émissions d’obligations pour les centrales d’une filiale chilienne d’AES (Angamos) en 2014, d’une filiale de PLN (Indonesia Power) et de YTL Power International en 2017, et de LLPL Capital et AES Gener en 2019.

Et une centrale à charbon controversée en Corée du Sud s’annonce comme un test clair pour identifier les investisseurs qui ont une approche climatique cohérente sur le marché obligataire.

Le projet Samcheok est une centrale au charbon de 2 100 mégawatts (MW) prévue par Pospower à Samcheok, en Corée du Sud. Actuellement construite à environ 25%, la centrale devrait être opérationnelle en 2024. Incompatible avec le budget carbone restant pour contenir le réchauffement à 1,5°C, le projet est aussi incohérent avec l’objectif d’atteinte de la neutralité carbone d’ici 2050 du gouvernement coréen. Ce projet connaît déjà des difficultés et peut encore être arrêté : Pospower n’a pas réussi à réunir tous les fonds nécessaires au projet avant le début de la construction, et émet de nouvelles obligations tous les six mois pour réunir les 800 millions de dollars restants dont il a besoin. La prochaine émission est prévue pour mars 2021.

Au vu des risques liés au projet, aussi bien pour la population locale que pour l’environnement et le climat, nous appelons les investisseurs potentiels à déclarer publiquement qu’ils s’abstiendront d’acheter des obligations du projet Samcheok et à s’engager à aligner leurs achats d’obligations sur leurs engagements en matière de climat. Notre partenaire Korea Beyong Coal a pris contact avec les 30 plus gros gestionnaires d’actifs sur le marché des obligations d’entreprises et recense en ligne les engagements à ne pas investir dans le projet Samcheok.

Pour aller plus loin 

  • Le webinaire de la Transition Pathway Initiative intitulé “Corporate Bonds: Is it time to deny debt to companies not aligning to the Goals of the Paris Agreement?” est disponible ici.
  • L’appel des PRI est détaillé dans l’article de Responsible Investors « PRI asks its bondholder signatories to get behind CA100+ engagement » ici.
  • Plus de détails sur le projet Samcheok ici et sur les engagements de gestionnaires d’actifs à ne pas investir dans la centrale de Samcheok ici.