L’édito de Lucie Pinson, directrice et fondatrice de Reclaim Finance, suite au choix des actionnaires de soutenir le plan “climat” de Total.

Il y a deux semaines, une large majorité d’actionnaires soutenait le plan climat(icide) de Total à l’occasion d’une assemblée générale désormais historique. L’occasion de faire le tri entre les (rares) investisseurs qui agissent pour le climat et ceux (nombreux) qui parlent d’agir pour le climat. Certains me reprocheront d’être trop binaire. Mais les miettes concédées par Total en matière climatique ne pèseront pas lourd face aux impacts d’un réchauffement bien supérieur à l’objectif de 1,5°C.

L’AIE dit “stop”, Total s’en moque

Nous avons moins de neuf ans pour transformer en profondeur notre modèle de production d’énergie et même l’AIE a admis le mois dernier ce que les scientifiques du climat martelaient déjà depuis plusieurs années : atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 et limiter le réchauffement à 1,5°C implique de cesser tout développement de nouveau projet de production pétrolière et gazière. A la lumière de ce nouveau scénario, tout actionnaire engagé sur le climat aurait dû voter contre le plan climat de Total le 28 mai dernier. Malheureusement, trop peu d’investisseurs votent à l’aune des impératifs climatiques.

Ce plan n’a rien d’une petite entorse au verdict impitoyable de la science. Total ne prévoit ni de baisser significativement sa production de pétrole ni de renoncer à sa hausse de 30% de sa production de gaz d’ici 2030. Dans le plan climat de Total, l’oléoduc EACOP fauchera la biodiversité locale et des centaines de villages, le projet pétrolier Tilenga permettra l’ouverture d’un bassin inexploité de pétrole en Afrique de l’Est, l’Arctique qui se réchauffe déjà trois fois plus vite que le reste de la planète verra ses dernières glaces fondrent encore plus vite pour se transformer en autoroute gazière. Demain déjà, d’autres scandales pointent, à l’ombre naissante par exemple du terminal de gaz naturel liquéfié porté en Papouasie Nouvelle Guinée par Total.

Une goutte de vert dans une nappe d’hydrocarbures

Pardon, c’est TotalEnergies désormais. Avec un “s” pour rappeler que Total développe massivement les énergies renouvelables. Mais ce changement d’image ne saurait faire oublier que les énergies fossiles capteront toujours 80% des dépenses d’investissement de Total en 2030 et les renouvelables ne représenteront que 4% des unités de production de Total en 2050. Dans ces conditions, difficile de parler d’entreprise “en transition”. Et pourtant, ce “s” a suffit à de nombreux actionnaires pour justifier leur vote en faveur des trois objectifs soumis au vote. Et à son tour, le soutien des actionnaires au plan climat a suffit à convaincre que le compte y était et que Total serait “passé au vert”.

Ne nous y trompons pas : les investisseurs ne sont pas climatologues. Ce sont des actionnaires pour la plupart guidés par une logique court-termiste. Les dividendes d’abord, le climat ensuite. Un point très bien compris par un Patrick Pouyanné qui, au vote de la résolution numéro 3 sur le niveau du dividende, s’est fendu d’unvisiblement, les actionnaires souhaitent quand même conserver les dividendes plutôt que j’investisse trop dans les renouvelables« . Il est vrai que Total est l’entreprise du CAC40 la plus généreuse en dividendes mais ce petit mot en dit long sur ce que son PDG pense tout bas de la transition énergétique.

Un scénario AIE trop “radical”, des actionnaires trop “activistes”

Patrick Pouyanné n’aime pas les critiques et les avis qui pourraient affaiblir sa stratégie. Il a jugé trop “radical” le scénario de l’AIE qui appelle à cesser l’expansion pétro-gazière. Il a également montré le plus profond mépris à l’égard des actionnaires qui ont évalué les plans de Total à l’aune des impératifs climatiques et n’ont donc pas soutenu la résolution 14. Soit 18% en tenant compte des abstentions. Eux qui pensaient que Total souhaitait recueillir l’avis sincère de ses actionnaires sur sa stratégie climat, il s’agissait en réalité d’un plébiscite, pour ou contre Total. Quand le groupe organise une soi-disant consultation, il attend qu’ils cautionnent sa stratégie.

Patrick Pouyanné les a traités d’”activistes” et s’est félicité d’avoir étouffé une « rébellion contre l’entreprise”. Rappelons tout de même que parmi les “activistes” et “rebelles” figurent Meeschaert, Federated Hermes EOS et MN, les trois investisseurs chargés de mener le dialogue actionnarial avec la major au nom de la coalition CA100+. Cette coalition, qui réunit 575 investisseurs et pèse plus de 54000 milliards de dollars, a dans le passé été, au contraire, fortement critiquée pour ses positions timorées. Simplement, cette année, plusieurs rapports ont changé la donne : le scénario net zero 2050 de l’AIE et l’évaluation menée par le CA100+ qui pointe du doigt les nombreuses insuffisances des engagements climat de Total. A l’instar de l’Ircantec – également au comité de pilotage du CA100+ – ou encore de la Banque Postale AM, Legal & General, Sycomore, La Française et Edmond de Rothschild (1), ces investisseurs ont juste fait preuve de cohérence en votant contre le plan “climat” de Total.

Des votes au doigt mouillé ?

A l’inverse, des investisseurs comme AXA et BNP Paribas ont soutenu le plan climat malgré leurs engagements à s’aligner sur la neutralité carbone et en contradiction avec les conclusions du scénario de l’AIE. A noter que BNP Paribas AM appelait l’AIE à publier un tel scénario afin d’avoir de meilleurs outils pour guider ses investissements. Mais de toute évidence, il est plus facile de regretter l’absence d’outils que de les suivre une fois leur mise à disposition.

Pourtant, une semaine avant l’assemblée générale, 34 investisseurs du CA100+ – dont AXA et Amundi – soulignaient les nombreuses limites et insuffisances du plan “climat” de Total. Le verdict était clair: Total fait des efforts mais clairement pas assez pour répondre à l’urgence climatique et atteindre son propre engagement en matière de neutralité carbone. C’est en connaissance de cause donc que ces actionnaires ont voté en soutien d’un plan climat incompatible avec un scénario 1,5°C.

Amundi, entre “but” et “butin” de guerre

Amundi, premier investisseur de la major, a considéré qu’un “but de guerre” était atteint à partir du moment où Total consultait ses actionnaires sur sa stratégie climat et que les critères de rémunération des dirigeants seraient indexés en partie sur l’atteinte des objectifs climat. Peut-être aurait-il dû évoquer un “butin de guerre” qui pèse dans la balance: les millions d’euros collectés en dividendes et via la gestion du Plan Epargne Entreprise de Total?

Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt. Premièrement, Total ne s’est pas engagé à consulter à échéances régulières ses actionnaires. Deuxièmement, créer des incitations financières pour motiver la direction de la major à atteindre des objectifs climatiques ne saurait faire oublier que ces objectifs sont outrageusement insuffisants. Le seul objectif précisément chiffré sur les émissions de scope 3 du groupe, à savoir une baisse de l’intensité carbone des produits de 20% d’ici 2030, est plus de 3 fois inférieur à ce qu’il faudrait viser pour s’aligner sur une trajectoire 2°C, pas même 1,5°C. Comme tant d’autres investisseurs, Amundi ne fonde pas sa politique de vote et d’engagement sur la science.

Axa : où est passée la science climatique ?

AXA a été encore plus incohérent : l’assureur a publié sa propre déclaration pour annoncer qu’il votera, au nom de son engagement pour la neutralité carbone, pour l’adoption d’un plan qui ne permet pas d’atteindre cet objectif et qu’il a critiqué la semaine précédente. Il faut préciser que le texte, signé par le chef économiste d’AXA, ne mentionne ni le scénario net-zéro de l’AIE ni même les mots “science” ou “scénarios climat”.

La position d’AXA est aisément comparable à celle de BlackRock qui justifie dans son bulletin de vote avoir voté pour un plan qui « paraît être cohérent avec l’Accord de Paris”. Exit la science, exit les faits. Malheureusement, les impacts des dérèglements climatiques ne paraissent pas seulement violents, ils le sont vraiment.

On ne s’attendait pas à une révolution à l’Assemblée Générale de Total cette année, mais le soutien à Total par un grand nombre d’investisseurs se disant engagés sur le climat établit un baromètre assez sombre sur la réalité de la finance verte. Pour les investisseurs, Total reste le meilleur de sa classe comparé aux autres majors pétro-gazières. Vivement que les actionnaires votent à l’aune des exigences climatiques pour que “best in class” ne rime plus avec “business as usual”.

Notes :

  1. Edmond de Rothschild a indiqué à Reclaim Finance qu’il avait voté contre la résolution 14 lié au plan “climat” de Total, et a donné son accord à la diffusion de l’information.

Pour aller plus loin :