Lettre ouverte à l’AMF contre le greenwashing dans le secteur financier

Plus de 20 chercheurs, économistes et ONG, dont Reclaim Finance et UFC Que Choisir, interpellent l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) dans une lettre ouverte envoyée mardi 18 juin. Les signataires demandent à l’AMF de sanctionner le greenwashing auquel sont confrontés les épargnants français : selon des rapports récents de Reclaim Finance, plus de deux tiers des fonds français avec des prétentions de durabilité investissent en réalité dans des entreprises développant de nouveaux projets de charbon, pétrole et gaz. Les signataires demandent à l’AMF de prendre des mesures fermes, en actant notamment l’exclusion de ces entreprises de tout fond à prétention durable ou verte. 

Madame la Présidente de l’AMF,

Nous vous adressons cette lettre ouverte à la suite de nombreuses tentatives d’alertes (1) concernant la présence d’entreprises ayant des activités incompatibles avec la limitation du réchauffement planétaire dans les fonds prétendument « durables » commercialisés en France. Nous appelons désormais l’AMF à prendre des mesures fermes pour sanctionner les pratiques de greenwashing de manière efficace et dissuasive.

Au cours de nos travaux sur la composition des produits financiers commercialisés en France, nous avons ainsi relevé de nombreux cas pouvant s’apparenter à du greenwashing. 

Nos études récentes révèlent que :

  • 70 % des fonds passifs prétendument durables investissent dans l’expansion fossile, une pratique totalement incompatible avec les impératifs de transition énergétique (2).
  • 70 % des fonds d’épargne salariale français affichant des prétentions de durabilité financent des entreprises impliquées dans de nouveaux projets d’énergies fossiles (3).

Ces résultats sont alignés avec ceux de nombreuses autres recherches, qui ont montré ces dernières années le caractère systémique du problème (4).  Concrètement, cette situation conduit des millions d’épargnants français (5) à soutenir des activités polluantes à leur insu.

Ces constats mettent en évidence l’insuffisance des mesures actuellement en place pour lutter contre le greenwashing. En effet, force est de constater que la supervision de l’AMF concernant les aspects financiers est bien plus exigeante que celle qui concerne l’extra-financier, dont les enjeux climatiques et de durabilité.

Les manquements constatés par l’AMF sur les engagements extra-financiers des sociétés de gestion ces dernières années n’ont pas conduit à des sanctions (6).

Notons que, comme la refonte du label ISR l’a mis en évidence, l’exclusion des entreprises qui développent de nouveaux projets d’exploration, d’extraction, de raffinage de fossiles liquides ou gazeux, est un élément essentiel pour tout fond à prétention durable ou verte.

En tant qu’Autorité des Marchés Financiers, votre mandat (7) est clair : garantir la bonne qualité de l’information sur les marchés financiers, y compris de l’information extra-financière, et éviter la diffusion d’informations trompeuses. Nous vous appelons donc à prendre des mesures fermes pour sanctionner les pratiques de greenwashing de manière efficace et dissuasive, en utilisant les leviers d’action dont vous disposez déjà, sans attendre de nouveaux outils (8). Au vu de l’ampleur du problème, ces mesures devraient être appliquées de manière systématique et rapide, et la transparence des procédures en cours accrue.

Nous vous exhortons également à revoir la doctrine existante de l’AMF sur les fonds “intégrant des approches extra-financières” (9), en intégrant des critères plus stricts pour garantir une information non trompeuse aux épargnants. La doctrine existante n’ayant pas permis de clarifier les pratiques des gérants (10), il nous paraît nécessaire de la préciser et notamment d’y traiter la présence des développeurs fossiles dans les fonds.

Si l’AMF se doit de contribuer à une révision ambitieuse des textes européens – dont la refonte en cours sur le règlement SFDR (11)  – il n’est pas pour autant nécessaire d’attendre les résultats de ces travaux pour établir dès aujourd’hui les bonnes pratiques dont les régulateurs et superviseurs européens pourront s’inspirer.

Nous restons à votre entière disposition pour toute information supplémentaire et espérons que l’AMF acceptera de jouer pleinement son rôle de protection des épargnants

Dans l’attente de votre réponse et de vos actions concrètes, veuillez agréer, Madame la Présidente, l’expression de nos salutations distinguées.

Signataires

Lucie Pinson, Directrice de Reclaim Finance

Olivia Blanchard, Présidente, Les acteurs de la finance responsable

Nicolas Blanc, Secrétaire national à la transition économique, Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres

Hugues Chenet, Professeur Associé, IÉSEG School of Management, University College London

Nicolas Dufrêne, Président, Institut Rousseau

Cécile Duflot, Directrice, Oxfam France

Julia Faure, Co-présidente, Mouvement Impact France

Soraya Fettih, Chargée de campagnes France, 350.org

François Gemenne, Président du Conseil scientifique, Fondation pour la Nature et l’Homme

Catherine Karyotis, Enseignante-chercheuse, NEOMA Business School

Sonja Meister, Energy Campaigner, Urgewald

Melchior Mesnard, Cofondateur, Re.boot

Eric Monnet, Directeur d’études, École des hautes études en sciences sociales

Claire Nouvian, Directrice, Bloom

Lorette Philippot, Chargée de campagne finance privée, Les Amis de la Terre France

Jean-Jacques Pluchart, Professeur, Ecole de Management de la Sorbonne

Alexandre Rambaud, Maître de conférences, AgroParisTech

Eva Sadoun, Présidente et co-fondatrice, Lita.co et Rift

Laurence Scialom, Professeure des Universités, Université Paris Nanterre

Marie-Amandine Stevenin, Présidente, UFC-Que Choisir

Mélanie Tisserand Berger, Présidente, Centre des jeunes dirigeants – CJD France

Christophe Thibierge, Professeur de Finance Durable, ESCP business school

Stephane Voisin, Directeur de la recherche en finance durable, Fondation PARC

Maria van der Heide, Head of EU Policy, ShareAction

Notes :

  1.  Reclaim Finance a contacté l’AMF au sujet de cas de greenwashing dans les fonds vendus en France pour la première fois le 23 juin 2022. De multiples alertes ont été remontées à l’AMF depuis, la dernière en date ayant été transmise le 8 avril 2024.
  2.  Unmasking greenwashing, a call to clean up passive funds, Reclaim Finance, Mars 2024.
  3.  Épargne salariale, produit inflammable, Reclaim Finance, Avril 2024.
  4.  Par exemple, l’enquête réalisée en collaboration avec une dizaine de médias européens dont Investico, Follow the Money et Le Monde et publiée le 30 avril 2024, ainsi que l’étude réalisée par UFC Que Choisir en mars 2023 sur l’écoblanchiment.
  5.  12 millions de français ont de l’épargne salariale et l’assurance vie est le produit d’épargne n°1 en France (fin 2022, l’assurance vie représentait 33% des placements financiers). 
  6.  Les manquements sont par exemple constatés lors des contrôles SPOT relatifs au respect des engagements extra-financiers contractuels des sociétés de gestion de portefeuille, réalisés annuellement par l’AMF. L’ensemble des sanctions prises par l’AMF sont listées ici, aucune n’est en lien avec les manquements liés au respect des engagements extra-financiers.
  7. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006072026/LEGISCTA000006154725/
  8.  Comme relevé par O. Laffitte dans un article pour le FIR (Greenwashing… a new form of financial crime !, L’observation du droit de la finance durable) et par Reclaim Finance et ses partenaires dans une note en 2021.
  9.  Position – Recommandation DOC-2020-03 “Informations à fournir par les placements collectifs intégrant des approches extra-financières”. 
  10.  Les critères fixés étant particulièrement insuffisants pour garantir une qualité minimale des fonds et laissant une liberté forte au gérant sur la définition du contenu, des objectifs et des méthodes.
  11.  Refonte pour laquelle l’AMF a pris position en février 2023 en publiant une Proposition de critères minimaux environnementaux pour les produits financiers des catégories Art.9 et Art.8 de SFDR.
  12.  Unmasking greenwashing, a call to clean up passive funds, Reclaim Finance, Mars 2024.
  13.  Épargne salariale, produit inflammable, Reclaim Finance, Avril 2024.
  14.   Enquête réalisée en collaboration avec une dizaine de médias européens dont Investico, Follow the Money et Le Monde et publiée le 30 avril 2024.

Annexe : Exemples de cas de greenwashing identifiés

Note : Ces cas sont donnés à titre d’exemple et ne doivent donner lieu à une réponse uniquement au cas par cas, nos travaux et de nombreuses autres recherches ayant révélé le caractère systémique du greenwashing dans les fonds durables.

  1. Fonds passifs commercialisés en France (cas identifiés par Reclaim Finance) (12)
Nom du fonds  Exemples d’entreprises présentes dans le fonds
Amundi S&P Global Engy Carb Reduced ETF Exxon, Schlumberg, TotalEnergies 
Amundi MSCI EMU ESG Leaders Select TotalEnergies, Repsol, Galp
Amundi IS Euro Corporate SRI Siemens, National Grid, Snam
Amundi S&P 500 ESG ETF Exxon, NextEra Energy, General Electric Company

     2. Fonds d’épargne salariale (cas identifiés par Reclaim Finance) (13)

Nom du fonds Exemples d’entreprises présentes dans le fonds
EPSENS TRANSITION CLIMAT TotalEnergies SE, SNAM, E.ON
Groupama Selection ISR Convictions Chevron Corporation, TotalEnergies SE, Eni
MULTIPAR ACTIONS EUROPE BAS CARBONE Shell plc, TotalEnergies SE, Equinor
AMUNDI AFD AVENIRS DURABLES ESR (C) TotalEnergies SE, Eni, Snam
FEE Transition Territoires Engie SA, Eni, Repsol

    3. Fonds divers commercialisés en France (cas identifiés par un consortium de médias européens) (14)

Nom du fonds Exemples d’entreprises présentes dans le fonds
UBS ETF MSCI ESG U LCS H USD A Acc Exxon, Petronet LNG
State Street US ESG Scrn Idx Eq USD Exxon, Ovintiv Inc
HSBC Emerging Market Sustainable Eq ETF Bharat Petroleum, Gazprom PJSC
HSBC Developed World Sustainable Eq ETF TotalEnergies SE, EOG Ressources

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2024-06-18T17:32:43+02:00