Pour la première fois, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) accepte la nécessité de s’aligner sur un objectif de réchauffement de 1,5°C et reconnait que cela signifie « qu’il n’est pas nécessaire d’investir dans de nouvelles ressources d’énergies fossiles ». Le nouveau scénario 1,5°C de l’AIE marque un tournant : l’organisation internationale qui a longtemps servi de protecteur à l’industrie des combustibles fossiles se rallie aux ONG qui affirment depuis des années que le budget carbone restant est incompatible avec le développement des énergies fossiles. Cependant, l’AIE n’a pas perdu toutes ses mauvaises habitudes. Elle continue de miser à outrance sur les combustibles fossiles et de parier sur le captage et le stockage du carbone (CSC) à grande échelle et sur la production de bioénergie, mettant ainsi en péril l’objectif de 1,5°C.

Avec ce premier scénario 1,5°C (NZE 2050), l’AIE fait un pas décisif vers la reconnaissance de l’urgence climatique et propose une trajectoire qui limiterait le réchauffement de la planète :

  • Tout d’abord, l’AIE souligne que l’alignement sur une trajectoire de 1,5°C implique la fin des investissements dans l’exploration ou l’extraction d’énergies fossiles. L’AIE écrit que « au-delà des projets déjà engagés à partir de 2021, aucun nouveau gisement de pétrole et de gaz n’est approuvé dans notre trajectoire, et aucune nouvelle mine de charbon ou extension de mine n’est nécessaire ». Elle souligne que sa trajectoire à 1,5 °C « entraîne une forte baisse de la demande d’énergies fossiles, ce qui signifie que les producteurs de pétrole et de gaz doivent se concentrer entièrement sur la réduction de la production – et des émissions -« . Contrairement à ce qu’affirment de nombreuses compagnies gazières, l’AIE indique également que « de nombreuses installations de liquéfaction de gaz naturel liquéfié (GNL) actuellement en construction ou au stade de la planification » ne sont pas nécessaires.
  • En complément du coup de frein donné au développement des énergies fossiles, l’AIE indique que la production d’électricité devrait être à l’avant-garde de l’action climatique et atteindre la neutralité carbone au niveau mondial d’ici 2040. Les centrales au charbon les moins efficaces seraient fermées d’ici 2030, suivies de toutes les centrales au charbon et au pétrole ne disposant de dispositif de capture de CO2 d’ici 2040. Si la production d’électricité à partir de gaz naturel et sans dispositif de capture de CO2 atteint son pic en 2030, elle est inférieure de 90 % en 2040 à son niveau de 2020. Concrètement, cela signifie que toutes les centrales utilisant des énergies fossiles et non équipées de dispositif de capture devraient être fermées d’ici 2040, ce qui laisse entrevoir une courte espérance de vie qui rendrait toute nouvelle centrale de ce type non rentable et dangereuse. Ce constat est encore plus vrai pour les pays qualifiés « d’économies avancées » par l’AIE – l’OCDE, la Bulgarie, la Croatie, la Roumanie, Chypre et Malte – qui doivent arriver à la neutralité carbone de leur production d’électricité dès 2035.
  • L’AIE reconnaît la nécessité pour les pays les plus riches ou « développés » de soutenir les pays les plus pauvres et de prendre des mesures climatiques plus énergiques. Son rapport prévoit que deux tiers des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 aient lieu dans les pays dits développés. Leurs systèmes électriques devraient être neutre en carbone d’ici 2035 et ils devraient introduire des prix du carbone beaucoup plus élevés.
  • Enfin, l’AIE souligne que la transition permettra un développement massif de l’emplois. Selon l’AIE, la transformation des énergies propres créera environ 30 millions de nouveaux emplois d’ici à 2030, tandis qu’environ 5 millions d’emplois seront perdus, principalement dans l’industrie des combustibles fossiles.

Fatih Birol, directeur général de l’AIE, a souligné que le scénario 1,5°C fera désormais partie du World Energy Outlook (WEO) publié annuellement par l’agence et qui reposait jusqu’à présent sur des scénarios non alignés sur ceux de Paris. À l’avenir, le scénario 1,5°C devrait être placé au centre du WEO et être considéré comme le seul scénario climatique de l’AIE.

Toutefois, avec son premier scénario de 1,5°C, l’AIE n’est pas en mesure de proposer une voie véritablement durable et de graves problèmes subsistent dans les hypothèses choisies :

  1. L’AIE permet le maintien de niveaux significatifs de consommation d’énergies fossiles, en misant sur le déploiement massif de la capture et du stockage de CO2

À court terme, l’AIE projette une utilisation du charbon et du gaz nettement supérieure à celle prévue par le Production Gap Report des Nations Unies :

  • Dans le scénario NZE, l’utilisation du charbon ne diminue que de 53 % par rapport à 2020 pour atteindre un niveau de 72 EJ en 2030 ; dans le Production Gap Report des Nations Unies, elle diminue de 11 % par an pour atteindre moins de 50 EJ en 2030.
  • Dans le NZE, l’offre de gaz fossile diminue de 5 % au total entre 2019 et 2030 ; le Production Gap Report des Nations Unies indique que le gaz doit diminuer de 3 % chaque année jusqu’en 2030. L’accélération du déclin du gaz après 2030 ne compense jamais le retard accumulé de 2020 à 2030 : en 2050, la demande de gaz reste supérieure à celle du scénario P2 du GIEC et plus du double de celle du scénario P1.

Les énergies fossiles continuent de représenter une part importante du mix énergétique en 2050, avec 119 EJ en 2050, soit l’équivalent de 60 % de l’énergie fournie par les énergies éolienne et solaire.

Malgré la fin des nouveaux projets d’approvisionnement en combustibles fossiles, ces derniers bénéficient d’investissements décroissants mais importants visant surtout les infrastructures et les réserves actuelles. Les dépenses d’investissement dans l’approvisionnement en pétrole et en gaz s’élèvent encore à 350 milliards de dollars par an de 2021 à 2030 – un niveau inférieur de 30 % seulement à celui des dernières années et équivalent aux dépenses de 2020 -. Après 2030, les investissements dans l’approvisionnement en pétrole et en gaz tombent à 170 milliards de dollars par an.

Pour permettre l’utilisation soutenue des énergies fossiles, l’AIE prévoit le déploiement à grande échelle de la capture et du stockage de carbone (CSC / CSUC) et l’utilisation d’émissions négatives telles que l’énergie de la biomasse avec capture et stockage du carbone (BECCS) et la capture directe de l’air (DAC). L’utilisation des énergies fossiles sans dispositifs de capture génère encore 1,7 Gt d’émissions de CO2 en 2050, qui sont censées être entièrement compensées par le BECCS et le DAC. On prévoit qu’un total de 650 milliards de dollars sera consacré exclusivement aux énergies fossiles avec capture de CO2 entre 2020 et 2050.

La projection concernant le déploiement du CSC semble particulièrement irréaliste. Sur un total de 7,6 Gt de CO2 capté et stocké d’ici 2050, 70 % proviennent du CSC (en partant d’un niveau quasiment nul aujourd’hui) et 30 % du BECCS et du DAC (1). Le CSC permet de capter 1,6 GtCO2 d’ici à 2030, soit plus de trois fois le niveau de la trajectoire P2 du GIEC et une augmentation de 4 000 % par rapport aux niveaux actuels (2). L’AIE décide de s’appuyer largement sur des technologies qui sont encore au stade de la démonstration ou du prototype : 55 % des réductions d’émissions de CSC proviennent de technologies qui n’ont pas fait leur preuve.

Étant donné que 50 % du volume global de CO2 capté est dédié à l’absorption des émissions provenant de la combustion des énergies fossiles, le déploiement massif du CSC profite principalement aux centrales à charbon et gaz. Le NZE prévoient une augmentation considérable de la production d’hydrogène (3) dit « bas carbone », dont une grande partie est produite à partir de charbon et de gaz : 46 % de la production d’hydrogène en 2030, et toujours 38 % en 2050.

L’AIE elle-même reconnaît implicitement que ce niveau de déploiement du CSC n’est pas réaliste en présentant un cas « bas CSC » dans lequel la capacité de CSC ne s’étend pas au-delà des infrastructures actuelles et déjà prévues (4). Dans ce cas, il faut développer beaucoup plus rapidement la capacité de production d’énergies et d’hydrogène renouvelables, pour un coût global plus élevé. Comme le NZE a été conçue pour « minimiser les actifs échoués », l’AIE note qu’un déploiement limité du CSC pourrait entraîner « l’échouage » (stranding) de 90 milliards de dollars de centrales à charbon et à gaz en 2030 et jusqu’à 400 milliards de dollars en 2050.

Bien entendu, il convient de noter que, aussi dangereusement dépendant du CSC qu’il soit, le scénario 1,5°C de l’AIE requiert déjà un changement radical de stratégie de la part de l’industrie des combustibles fossiles. Si la réduction du gaz fossile est ralentie par des utilisations couplées au CSC, l’AIE prévoit une baisse de la demande de gaz de 55 % d’ici 2050 qui est à comparer à une hausse de 38 % d’après l’énergie outlook de BP.

2) La biomasse devient une source d’énergie majeure, malgré la concurrence pour les terres et les impacts négatifs sur la durabilité

 

Dans le NZE, la biomasse devient une source d’énergie majeure d’ici à 2050, passant de 65 EJ en 2020 (5) à 102 EJ en 2050 (6), ce qui représente environ 20 % des besoins énergétiques totaux et presque autant que l’énergie solaire (109 EJ). La « biomasse moderne » remplace rapidement les utilisations traditionnelles qui sont progressivement abandonnées d’ici 2030. La superficie totale des terres consacrées à la production de bioénergie dans le NZE passe de 330 millions d’hectares (Mha) en 2020 à 410 Mha en 2050, soit la superficie de l’Inde et du Pakistan réunis et plus d’un quart du total des terres cultivées disponibles (7).

La NZE s’appuie sur le BECCS pour capter 1,3 Gt de CO2. Si ce volume se situe dans la fourchette de durabilité citée dans le SR1.5 du GIEC (0,5-5 Gt CO2), elle soulève néanmoins des questions quant à son impact sur l’utilisation des terres et à sa faisabilité dans un contexte de développement global massif du captage de carbone.

En outre, l’utilisation de la biomasse peut émettre de grandes quantités de CO2, un fait qui ne semble pas être pris en compte dans le NZE. L’utilisation du bois et de la biomasse forestière pourrait générer des émissions plus importantes par unité d’énergie que le charbon et contribuer à la déforestation dans le monde. Pourtant, plus de la moitié de la bioénergie de l’AIE provient de la forêt et du bois (55 EJ) (8).

L’AIE intègre un scénario « faible biomasse », dans lequel l’utilisation des terres pour les cultures bioénergétiques et les plantations forestières reste au niveau actuel (330 Mha) en 2050 et la biomasse produit 90 EJ d’énergie en 2050. L’AIE admet qu’il est possible d’atteindre le niveau net zéro sans étendre l’utilisation des terres pour la bioénergie, mais indique que cela nécessiterait des investissements supplémentaires – notamment dans l’énergie solaire, l’énergie éolienne et les réseaux énergétiques – pour un coût global nettement plus élevé. La préférence de l’AIE pour une utilisation massive – et potentiellement non durable et non viable – de la biomasse semble émaner du fait qu’elle permet de continuer à utiliser les infrastructures fossiles existantes (9), et donc de minimiser le risque d’actifs échoués et de limiter le besoin de nouveaux investissements.

3) Le potentiel des énergies renouvelables reste sous-estimé

 

L’AIE a l’habitude de sous-estimer le développement des énergies renouvelables.

Alors que l’AIE prévoit une croissance annuelle de l’énergie solaire de 21 % entre 2020 et 2030, cette croissance ralentit ensuite de sorte que la croissance moyenne globale entre 2020 et 2050 n’est que de 11 %. De même, pour l’énergie éolienne, le NZE indique une croissance annuelle de 17 % pour la décennie en cours, mais seulement 9,6 % pour la période allant jusqu’à 2050. Ce ralentissement de l’essor des énergies renouvelables après 2030 semble totalement injustifié. Il pourrait s’expliquer par la place relativement limitée de l’électricité – qui représente 49 % de la consommation totale d’énergie en 2050 contre 70 % dans les travaux de la Commission de transition énergétique -, les paris susmentionnés sur le CSC et la biomasse, et le développement de l’énergie nucléaire (10). Conjugués, ces éléments limitent le développement des énergies renouvelables pour la production d’électricité, la production de chaleur et la production de gaz « verts ».

L’AIE a été critiquée à plusieurs reprises depuis de nombreuses années pour avoir sous-estimé le rythme de la baisse des coûts des énergies renouvelables. Elle semble avoir répété cette erreur dans le NZE avec des hypothèses de coûts qui sapent le développement des énergies renouvelables : les coûts de l’énergie solaire et des batteries ne baissent que de 5 % par an de 2020 à 2030, puis de 1 à 2 % par an après 2030, alors que la baisse a été beaucoup plus importantes ces dernières années (11). Ces hypothèses irréalistes concernant les coûts futurs de l’énergie solaire et des batteries contribuent à augmenter le coût prévu des scénarios à faible taux de CSC, à faible taux d’énergie nucléaire ou à faible taux de biomasse.

Malgré les problèmes soulignés, ce premier scénario 1,5°C marque une percée historique pour l’AIE en reconnaissant l’importance du seuil de 1,5°C, la réalité qu’il est possible de rester sous cette limite, et qu’il n’y a pas de place pour une nouvelle production de pétrole et de gaz. Ce scénario NZE montre aussi clairement que les autres scénarios de l’AIE ne peuvent pas prétendre être des scénarios  » climatiques ». L’AIE ne peut plus présenter de manière crédible son « Sustainable Development Scenario » (SDS) comme un scénario « aligné sur l’Accord de Paris » lorsque son propre scénario NZE 2050 exige que les émissions de CO2 soient inférieures de 6 Gt en 2030 (22,5 %) et que la neutralité carbone soit atteinte 20 ans plus tôt (2050 au lieu de 2070).

Le NZE est-il plus ambitieux que les scénarios du GIEC ? Un faux débat

Dans sa présentation du NZE et dans un billet de blog dédié, l’AIE compare le NZE aux scénarios du GIEC et tente de montrer qu’il est plus ambitieux et plus réaliste que la plupart de ceux-ci.

La comparaison des NZE avec les scénarios du GIEC soulève plusieurs questions :

  • Comme tous les travaux de modélisation, les scénarios du GIEC fournissent un large éventail de scénarios qui reflètent tous une trajectoire possible au sein d’un modèle de projection, mais tous ces scénarios ne sont pas réalistes ou durables. En fait, plusieurs scénarios du GIEC ne sont pas réalistes selon les propres critères du GIEC. Par exemple, la plupart des scénarios 1,5 °C avec ou sans dépassement (no/low overshot) étudiés par le GIEC dépassent les limites de durabilité définies par celui-ci pour le BECCS et/ou l’afforestation. Le choix d’un scénario n’est jamais neutre et doit également tenir compte des questions de durabilité, qui ont notamment été soulevées par le GIEC et d’autres organismes environnementaux.
  • Les travaux du GIEC datent de 2018 et se basent sur des données de 2016, ce qui crée un problème de comparabilité, notamment au regard de la baisse significative des coûts des énergies renouvelables.

En outre, la comparaison effectuée par l’AIE est trompeuse :

  • L’AIE compare le NZE avec les scénarios du GIEC qui n’ont pas le même résultat annoncé : alors que le NZE est un scénario à dépassement nul/limité (no/low overshot) de 1,5°C, les scénarios du GIEC sélectionnés incluent des scénarios au dépassement plus élevés ;
  • L’AIE exclut de sa comparaison les scénarios les plus ambitieux et les plus prudents du GIEC : étant donné que la comparaison de l’AIE se concentre sur 18 scénarios du GIEC qui atteignent des émissions énergétiques et industrielles « nettes » nulles, elle exclut les scénarios de la voie 1 (P1) du GIEC. En effet, ces scénarios ne reposent pas sur des émissions négatives et présentent donc un certain niveau d’émissions résiduelles énergétiques et industrielles et/ou s’appuient sur la séquestration via l’utilisation des terres pour atteindre des émissions nulles à l’échelle mondiale.

En conclusion, la comparaison de l’AIE avec les scénarios du GIEC montre simplement que de nombreuses voies théoriquement sont possibles pour parvenir à la neutralité carbone et limiter le réchauffement climatique. Les modèles d’évaluation intégrée (MEI) ont des limites qu’il ne faut pas ignorer et, lorsqu’elle modélise les NZE, l’AIE fait des choix politiques de sélection d’hypothèses et de présentation. Elle choisit de mettre en avant une voie spécifique plutôt que d’autres qui sont tout autant modélisables et plus ou moins durables. Malheureusement, la voie choisie pour ce premier scénario 1.5°C repose en grande partie sur la capture du carbone et la bioénergie, ce qui augmente le risque d’échec.

Notes :

  1. Au total 2.4 Gt CO2 sont captures via le BECCS et le DAC d’ici 2050.
  2. 0.04 Gt CO2 sont captures et stockés en 2020.
  3. La production d’hydrogène passe de 9 Mt en 2020 à 149 Mt en 2030 et 520 Mt en 2050.
  4. Atteignant un total de 150 Mt de CO2 issue de la combustion d’énergies fossiles capturés en 2050 comparé à 3 600 Mt dans le NZE.
  5. Environ 40 EJ de biomasse moderne.
  6. Dont 35 EJ pour la production d’électricité.

  7. 26,4% en se basant sur une estimation prudente d’environ 1550 Mha de terre cultivables, proche de l’utilisation actuelle.
  8. Dont 10 EJ via la plantation de forêt, 25 EJ via des cultures de rotation et 20 EJ via la forêt et les résidus de bois.

  9. Voir pages 80 et 92 du rapport IEA 1.5°C.

  10. La production d’énergie nucléaire augmente de 2.4% en moyenne par an de 2020 à 2050, passant de 29 à 61 EJ.

  11. Les énergies renouvelables ont connu une véritable révolution des coûts ces dernières années. Selon l’IRENA, les prix des modules photovoltaïques ont chuté d’environ 90 % depuis la fin de 2009, tandis que les prix des éoliennes ont baissé de 55 à 60 % depuis 2010. De même, Lazard montre une forte baisse du coût des énergies renouvelables, avec une baisse du coût des panneaux solaires de plus de 10 % par an ces dernières années. Aux États-Unis, les coûts du stockage par batterie dans le cadre de la production d’énergie ont diminué de près de 70 % entre 2015 et 2018.