En plaçant son scénario « Net Zero by 2050 » (NZE) au centre de son très attendu World Energy Outlook (WEO), édition 2021, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) définit la nouvelle norme pour les États, entreprises et institutions financières : une transition rapide des énergies fossiles aux énergies renouvelables, avec l’arrêt immédiat des nouveaux projets de production d’énergies fossiles et un système électrique qui atteint rapidement la neutralité carbone. Alors que le WEO 2021 repose toujours sur plusieurs hypothèses problématiques et plaide pour une utilisation significative des énergies fossiles à court terme, l’analyse approfondie de Reclaim montre que le NZE de l’AIE fixe des exigences minimales à respecter, avec pour optique de permettre la transition, et d’atteindre l’objectif de 1,5°C et la neutralité carbone.

Publié quelques semaines avant la COP26 de Glasgow, le WEO 2021 est LE « guide de l’AIE pour la COP ». Il met l’accent sur le scénario de l’AIE « Net Zero emission by 2050 » (NZE), et souligne les écarts entre la trajectoire de 1,5°C et les engagements et politiques actuels, menés à la fois au niveau international et national. Ce nouveau scénario a déjà une influence considérable dans le secteur financier : il est mentionné et utilisé par des institutions financières (La Banque Postale, Standard Chartered ou AXA), des initiatives financières (Net Zero Asset Owner Alliance (NZAOA)), ainsi que par des régulateurs et organismes consultatifs financiers (autorités françaises ACPR et AMF et comité scientifique de l’Observatoire de la finance durable). Toutefois, la plupart des grandes institutions financières privées qui se réfèrent à ce scénario n’en appliquent pas les principales conclusions lorsqu’il s’agit d’énergies fossiles. D’autres institutions ont tout simplement essayé de discréditer le scénario en l’accusant d’être irréaliste.

1. La nouvelle norme

L’arrêt des projets de production d’énergies fossiles

Dans son édition 2021 du WEO, l’AIE définit ce qui doit devenir “la nouvelle norme” pour le secteur de l’énergie : un passage rapide des énergies fossiles aux renouvelables, avec un arrêt immédiat des nouveaux projets de production de charbon et d’hydrocarbures et un système électrique atteignant rapidement la neutralité carbone. Les nouveaux projets d’exploration, de forage ou d’exploitation minière sont explicitement interdits dans le scénario des 1,5°C de l’AIE. Par ailleurs, le développement actuel du gaz naturel liquéfié (GNL) devrait être drastiquement limité, tandis que les centrales électriques fossiles seront vouées à une disparition rapide, faisant des nouvelles centrales un pari dangereux et risqué. La production de charbon, pétrole et gaz devra diminuer de manière significative d’ici à 2030, et chuter d’ici à 2040. Relativement préservée dans le NZE de l’AIE, la production de gaz devra être réduite de moitié d’ici à 2040.   

Diviser par quatre les émissions de méthane  

 

Avec cette nouvelle norme, les émissions de méthane provenant de l’exploitation des énergies fossiles seront réduites de 75 % d’ici à 2030. Cette amélioration majeure repose sur la limitation du torchage et des fuites, avec une importante mobilisation politique et des changements majeurs à mettre en œuvre par les entreprises du secteur. La réduction de la production d’énergies fossiles représente une part importante des efforts de réduction du méthane, même si cette part pourrait encore augmenter si la priorité était donnée à la fermeture des réserves de pétrole et de gaz non-conventionnels, ou en alignant les tendances de la production d‘énergies fossiles du NZE sur le rapport Production Gap Report des Nations Unies.

Fermer le robinet des investissements aux énergies fossiles 

 

L’AIE a écrit que « les investissements prévus dans le pétrole et le gaz sont désormais alignés sur les changements nécessaires pour atteindre des émissions nettes nulles de gaz à effet de serre d’ici 2050 ». Utilisée par la suite dans une interview de Fatih Birol, cette phrase est trompeuse. La NZE exige « une augmentation des investissements mondiaux dans le secteur de l’énergie pour atteindre 5 000 milliards de dollars d’ici 2030, 85 % des dépenses étant consacrées aux énergies propres ». Parallèlement, le niveau d’investissement dans les énergies fossiles prévu dans le NZE ne représente qu’une fraction des investissements réalisés dans ce secteur au cours de la dernière décennie. Bien que le NZE exige l’arrêt du développement de nouveaux projets de production de pétrole et gaz, les compagnies pétrolières et gazières continuent d’investir massivement dans ces projets. En fait, investissements dans le secteur pétrolier et gazier ne sont relativement alignés avec la trajectoire du NZE qu’en 2020 et 2021, deux années durant lesquelles ces investissements ont massivement chuté en raison de la crise du coronavirus et qui ne sont ni représentatives des niveaux d’investissement des dernières années, ni indicatrices d’un changement de pratiques.

Des avantages socio-économiques 

L’AIE met également en évidence les avantages sociaux et économiques du NZE par rapport à ses autres scénarios non-alignés sur l’objectif de 1,5°C :

  • une réduction annuelle de 1,9 million de décès prématurés dûs à la pollution atmosphérique domestique
  • environ 23 millions d’emplois « nets » créés d’ici à 2030
  • de l’électricité livrée à tous d’ici à 2030
  • une augmentation limitée de la facture énergétique
  • et une meilleure résistance aux chocs des prix des hydrocarbures

2. Construire une société plus saine et plus juste

Si le NZE de l’AIE marque un tournant dans la manière dont l’Agence répond à l’urgence climatique, il ne propose pas encore un chemin véritablement durable et à faible risque pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C. L’AIE mise gros sur le développement de technologies qui ne sont pas encore matures, et/ou qui ont déjà montré des limites importantes, et sur des solutions qui peuvent avoir des impacts environnementaux majeurs.

Le pari du captage du carbone  

 

En misant sur le captage et le stockage du carbone (CSC) et sur l’élimination du dioxyde de carbone, (“carbon dioxyde removal” (CDR)), l’AIE permet d’augmenter la production et la consommation en énergies fossiles et prolonger ainsi leur utilisation jusqu’en 2050 et au-delà. Malgré des incertitudes majeures, reconnues par l’AIE elle-même, le volume de carbone capturé sera multiplié par 41 de 2021 à 2030, permettant notamment l’utilisation de centrales électriques au charbon et au gaz, équipées de dispositifs de capture. L’élimination du carbone étant presque inexistante aujourd’hui, les volumes éliminés seront multipliés par plus de 300 d’ici à 2030. Ensemble, le CSC et le CDR permettent aux NZE de présenter une réduction des niveaux de production de charbon, pétrole et gaz plus lente que celle mise en évidence par le Production Gap Report des Nations Unies. Dans le NZE, le CSC joue un rôle essentiel dans l’augmentation de la production d’hydrogène, utilisée pour « décarboner » les secteurs de l’industrie et des transports. L’hydrogène produit à partir de gaz naturel avec CSC (appelé hydrogène bleu) a un impact élevé sur le réchauffement de la Planète, mais représentera jusqu’à la moitié de la production d’hydrogène « à faible teneur en carbone » en 2030, et près de 40% en 2050 dans le NZE.

Minimiser l’impact réel de la biomasse   

 

L’AIE classe la biomasse dans la catégorie des énergies renouvelables, mettant de côté les préoccupations majeures liées à son empreinte carbone globale et à son impact sur l’utilisation des sols à l’échelle mondiale. La biomasse est utilisée à la fois pour capter une quantité importante d’émissions de CO2, et pour produire une grande quantité d’énergie. Bien au-delà d’un potentiel durable, la biomasse devient une source d’énergie majeure dans le NZE, passant de 62 EJ en 2020 à 102 EJ en 2050 (19 % de l’approvisionnement énergétique total). La superficie totale des terres consacrées à la production de bioénergie passerait alors de 330 millions d’hectares (Mha) en 2020, à 410 Mha en 2050, soit la taille de l’Inde et du Pakistan réunis, ou plus du quart du total des terres cultivées disponibles à l’échelle mondiale.

Sous-estimer le potentiel des énergies renouvelables  

 

L’AIE place logiquement les énergies renouvelables au premier rang de la transition, faisant de leur développement l’une des étapes-clés du NZE. La production d’énergie solaire et éolienne passerait ainsi de 10,4 EJ en 2020, à 60,5 EJ en 2030, et à 190 EJ en 2050. La capacité d’énergie solaire serait multipliée par près de 6 entre 2020 et 2030, et la capacité d’énergie éolienne par 5. L’énergie hydraulique augmenterait progressivement et l’énergie géothermique, ou marine, triplerait entre 2020 et 2030 pour atteindre 31,8 EJ en 2050. Cependant, ce développement massif est peut-être encore sous-estimé : l’AIE suppose des réductions de coûts limitées pour l’éolien et le solaire par rapport aux tendances de ces dernières années, et a déjà plusieurs fois sous-évalué le développement des énergies renouvelables par le passé.

Maintenir le développement du nucléaire  

 

La NZE se caractérise par une augmentation significative de la capacité de production d’énergie nucléaire, en particulier sur les marchés émergents et dans les économies en développement. Le nucléaire fournira 41,4 EJ en 2030, soit une augmentation de 41% par rapport au niveau actuel, et atteindra 60,6 EJ en 2050. Une grande partie de l’augmentation jusqu’en 2030 est due à des projets qui sont déjà entrés en phase de construction. Si l’AIE mentionne que le développement du nucléaire ne sera pas toujours socialement acceptable, elle se garde de souligner les divers problèmes de durabilité qu’il entraîne. En effet, l‘énergie nucléaire pose des problèmes majeurs en terme d‘élimination des déchets radioactifs et dincidents potentiels, et pourrait également être néfaste pour la transition. La construction de nouveaux réacteurs prend plusieurs années, généralement plus d’une décennie à l’heure actuelle, et peut nuire au développement des énergies renouvelables. La plupart des réacteurs en cours de construction sont confrontés à des retards.

Dans le cadre du WEO 2021, les institutions financières, entreprises et dirigeants politiques doivent immédiatement cesser de soutenir les nouvelles sources d’approvisionnement en énergies fossiles, les centrales électriques au charbon et au gaz, les projets de GNL, ainsi que ceux qui les développent. Ils doivent également assurer une réduction rapide et significative de la production en énergies fossiles et une réduction drastique des émissions de méthane, tout en réorientant leurs investissements pour soutenir des alternatives énergétiques propres. Pour l’AIE aussi, le travail est loin d’être terminé! L’Agence doit rapidement fournir toutes les données régionales pour son NZE, et travailler à rendre ce scénario plus durable et moins risqué, en limitant sa dépendance au CSC/CDR, à la biomasse et à l’énergie nucléaire.