Le World Energy Outlook (WEO) 2021 se voulait le « guide » de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pour la COP26. Publié quelques semaines avant le Sommet mondial sur le climat, il est centré sur le scénario « Net Zero by 2050″ (NZE) de l’AIE et souligne les écarts entre cette trajectoire de 1,5°C et les promesses et politiques actuelles, à l’échelle internationale et nationale. L’AIE définit ainsi la nouvelle norme pour le secteur de l’énergie : une transition rapide des énergies fossiles aux énergies renouvelables, avec l’arrêt immédiat des nouveaux projets de production d’énergies fossiles et un système électrique qui atteint rapidement la neutralité carbone. Reclaim Finance analyse le WEO 2021 et en déduit trois principes que toute institution financière qui souhaite atteindre la neutralité carbone ou s’aligner sur une trajectoire de 1,5°C devrait suivre.

Les États, entreprises et institutions financières utilisent depuis longtemps les scénarios de l’AIE pour élaborer leurs stratégies énergétiques et leurs décisions d’investissement. Ces dernières années, de grands acteurs financiers comme JP Morgan Chase, BNP Paribas ou ING, ont utilisé le Sustainable development scenario(SDS) de l’AIE pour affirmer qu’ils s’alignaient sur l’Accord de Paris et conduire leur engagement auprès des entreprises de l’énergie. Si ces institutions étaient sincères dans leur volonté de limiter le réchauffement climatique et/ou de respecter leurs propres engagements de neutralité carbone, elles doivent maintenant se tourner vers le NZE qui a été décrit par l’AIE comme le scénario normatif dans son WEO 2021.  

Trois grands principes peuvent être tirés de l’analyse du WEO 2021 pour toute institution financière qui s’engage à s’aligner sur une trajectoire de 1,5°C :

 

  • Interdire immédiatement le soutien aux projets de production d’énergies fossiles, au GNL et aux centrales à charbon, pétrole et gaz sans dispositif de capture de CO2, ainsi qu’aux entreprises qui les développent (cf. 1.a du rapport).

Selon l’AIE, « aucun nouveau gisement de pétrole et de gaz naturel n’est nécessaire en dehors de ceux dont l’exploitation a déjà été approuvée » dans le cadre d’une trajectoire à 1,5°C. Cela signifie que tous les projets qui n’ont pas fait l’objet d’une « décision finale d’investissement » d’ici à la fin de 2021 ne sont pas compatibles avec la limitation du réchauffement planétaire à 1,5°C et que les institutions financières ne doivent donc pas soutenir ces projets ni les sociétés qui les développent.

De même, l’AIE souligne que la plupart des projets de gaz naturel liquéfié (GNL) déjà prévus ne sont « pas nécessaires« . Si l’on suit les plans actuels de l’industrie, la capacité de liquéfaction du GNL serait deux fois supérieure à la demande d’ici 2030 et la plupart des projets de GNL « ne récupéreraient pas leur capital investi », ce qui se traduirait par 75 milliards de dollars de capitaux perdus. Le GNL est également une source majeure d’émissions de GES, avec une empreinte GES deux fois plus importante que celle produite par la combustion de gaz fossiles, ce qui rend les projets de développement particulièrement incompatibles avec les objectifs climatiques.

Étant donné que le NZE exige que le secteur de l’électricité atteigne la neutralité carbone dès 2035 dans les « économies avancées » et d’ici 2040 dans le monde entier, il ne faut plus soutenir les projets de nouvelles centrales fossiles dont les émissions ne sont pas capturées. L’AIE souligne notamment qu’aucune nouvelle centrale électrique au charbon ne doit être approuvée, et que le charbon sans capture de CO2 doit être totalement éliminé d’ici 2040. La production d’électricité à partir de gaz décline également : en 2040 elle représente moins d’un tiers de son niveau de 2020, avec une baisse de 90 % pour le gaz sans capture de CO2. En outre, compte tenu du coût élevé de la capture et du stockage de CO2 (CSC), des échecs actuels du développement des centrales CSC et des incertitudes générales entourant son déploiement, le développement des centrales au gaz équipée de CSC restera probablement inférieur aux prévisions de l’AIE.

Utilisation de la Global Oil and Gas Exit List (GOGEL)

Global Oil and Gas Exit List (GOGEL)

La Global Oil and Gas Exit List (GOGEL) identifie les entreprises qui développent de nouveaux projets d’énergies fossiles. La liste comprend une catégorie « développement futur » basée sur les projets qui sont entrés dans la phase de développement – après la décision finale d’investissement – ou qui sont en phase d’évaluation de terrain – juste avant la décision finale d’investissement. Les projets qui sont en phase d’évaluation de terrain nécessitent déjà des investissements importants et ont une forte chance de faire l’objet d’une décision finale d’investissement. Par conséquent, la GOGEL peut être utilisée pour identifier les entreprises qui ne respectent pas le NZE.

  • S’assurer que les entreprises qu’ils soutiennent réduisent rapidement et radicalement leur production d’énergies fossiles et leurs émissions de méthane (cf. 1.b, 2.a et 2.b du rapport).

Le NZE permet une utilisation du charbon et du gaz nettement plus importante à court terme que le rapport de l’ONU Production Gap Report 2021  (cf. 2.a). Dans le NZE, la production de charbon diminue de 56,7 %, la production de gaz de 7 % et la production de pétrole de 19,8 % entre 2020 et 2030. Le Production Gap Report exige que la production de charbon soit inférieure de 31 % et celle de gaz de 21 % en 2030 par rapport au NZE. Si la production de gaz diminue de 42,3 % entre 2030 et 2040 dans le NZE, cette réduction tardive ne permet pas de rattraper la baisse de production gazière enregistrée dans d’autres trajectoires compatibles avec un réchauffement de 1,5°C.

Toutefois, malgré ces lacunes, le NZE nécessite un changement radical des plans de production de charbon, le pétrole et le gaz. Pour les entreprises des énergies fossiles, le simple fait de s’aligner sur le NZE signifie le lancement immédiat d’une réduction rapide de la production d’énergies fossiles. L’alignement requiert le passage d’un modèle basé sur la croissance de leurs activités liées au charbon et hydrocarbures, à un modèle où la production d’énergies fossiles est progressivement éliminée et remplacée par des énergies renouvelables. Les institutions financières doivent s’assurer que les entreprises qu’elles soutiennent suivent cette tendance et cesser de financer celles qui ne le font pas.

Par ailleurs, l’AIE insiste sur la nécessité de réduire les émissions de méthane de 75 % d’ici à 2030, notamment en mettant en place des mesures spécifiques et en réduisant la production d’énergies fossiles. Les hydrocarbures non conventionnels contribuent de manière disproportionnée aux émissions de méthane, notamment lorsqu’elles sont extraites par fracturation. Les institutions financières doivent donc veiller à ce que les entreprises réduisent rapidement leur production non conventionnelle et leurs émissions de méthane.

 

  • S’assurer que les entreprises qu’ils soutiennent ne s’appuient pas sur des technologies non prouvées et d’improbables émissions négatives à grande échelle pour bâtir leurs plans climatiques et qu’elles privilégient plutôt les énergies renouvelables (cf. 2.a, 3.a et 3.b du rapport).

Le NZE s’appuie largement sur le captage et le stockage du carbone et sur la biomasse, deux choix qui pourraient l’éloigner d’une trajectoire à 1,5°C et avoir des effets négatifs importants en matière de durabilité.

Tout en considérant le déploiement du CSC comme l’un des principaux défis technologiques à relever, l’AIE mise sur un niveau élevé de CSC dans le NZE dans le but de capturer l’ensemble des émissions restantes dues à l’utilisation des énergies fossiles. 1665 MtCO2 sont captées dès 2030, soit plus de trois fois le niveau de la trajectoire P2 du GIEC et plus de 41 fois les niveaux actuels. Historiquement, la capacité de CSC n’a que légèrement augmenté entre 2010 et 2021 et seule une très petite partie de la capacité de CSC prévue est entrée en service. Concrètement, au niveau mondiale, 27 installations de CSC sont opérationnelles, 4 sont en construction et plusieurs grands projets de CSC coûtant des milliards ont échoué au cours des dernières années. Comme le reconnaît le « Climate Action 100+ », le coût élevé du CSC en fait une option de décarbonisation très coûteuse, surtout par rapport aux énergies renouvelables de plus en plus compétitives. En outre, le captage du carbone consomme des quantités importantes d’énergie, ce qui a un effet incertain sur le bilan climatique et environnementale de la technologie.

Dans le NZE, la biomasse devient une source d’énergie majeure d’ici 2050, passant de 62 EJ en 2020 à 102 EJ en 2050, avec plus de la moitié provenant de la forêt et du bois (55 EJ). Ce niveau d’utilisation de la biomasse dépasse largement les niveaux observés dans les scénarios P1 et P2 du GIEC. Il ne tient pas compte du fait que l’utilisation de la biomasse pour la production d’électricité peut émettre de grandes quantités de CO2 et avoir d’autres effets négatifs sur l’environnement. La superficie totale des terres consacrées à la production de bioénergie passe donc de 330 millions d’hectares (Mha) en 2020 à 410 Mha en 2050 dans le NZE, soit la superficie de l’Inde et du Pakistan réunis et plus d’un quart du total des terres cultivées disponibles.

Ces éléments devraient inciter les institutions financières à adopter une approche de précaution vis-à-vis du CSC et de la biomasse, en veillant à ce que les entreprises ne comptent pas sur eux pour atteindre leurs objectifs climatiques. Les institutions financières devraient plutôt pousser les entreprises à développer les énergies renouvelables et à réduire leurs propres besoins énergétiques. Bien qu’elle ait potentiellement surestimé le coût des énergies renouvelables, l’AIE elle-même écrit que « le faible coût des technologies et la disponibilité de financements à faible coût sur de nombreux marchés signifient que les décideurs politiques pourraient établir des conditions favorables dans lesquelles jusqu’à 60 % de la production supplémentaire d’énergie solaire et éolienne dans le NZE pourrait être réalisée sans coût supplémentaire pour les consommateurs ».

Alors que l’AIE doit encore tracer une voie réellement durable et peu risquée vers l’atteinte de la neutralité carbone et la limitation du réchauffement climatique à 1,5°C, son NZE permet aux Etats, aux entreprises et aux institutions financières de définir ce qui est clairement incompatible avec ces objectifs. Reclaim Finance exhorte les institutions financières à suivre les trois principes énoncés ci-dessus, et ainsi à profiter du NZE pour s’assurer que leurs propres opérations ne sont pas en contradiction avec une trajectoire de 1,5°C. Ces principes devraient façonner à la fois les politiques d’exclusion et d’engagement des institutions financières.