500 millions d’euros par an ! Crédit Mutuel Alliance Fédérale s’est engagé la semaine dernière à verser 15% du bénéfice net du groupe à la “révolution environnementale et solidaire” d’après les mots de Nicolas Théry, président du groupe. Une annonce saluable (1) qui frappe aussi par son retentissement médiatique. Il faut dire que Crédit Mutuel Alliance Fédérale n’a pas lésiné sur les moyens.. A l’inverse, le groupe a publié un peu plus tôt et en toute discrétion sa nouvelle politique pétrole et gaz (2), un sujet pourtant d’importance primordiale pour la planète et les droits humains. Reclaim Finance revient sur cette politique et questionne notamment sa capacité à répondre à une urgence écologique majeure : stopper l’expansion des énergies fossiles.

La politique hydrocarbures du Crédit Mutuel Alliance Fédérale (3) était très attendue. C’est dès février 2021 que le groupe avait annoncé une première politique faisant part de sa volonté de ne plus soutenir directement de nouveaux projets d’énergies fossiles et d’adopter des mesures visant à restreindre ses soutiens aux entreprises significativement exposées aux hydrocarbures non conventionnels ainsi qu’à celles “qui entreprennent des explorations de nouveaux champs pétroliers (conventionnels ou non) et de nouveaux champs de gaz non conventionnels” (4).

Le groupe indiquait alors attendre la publication de la Global Oil and Gas Exit List (GOGEL) (5), une base de données complète sur les entreprises du secteur établie par Urgewald, pour préciser les critères exacts. En octobre 2021, Crédit Mutuel réitère ces objectifs (6), lequel fait également part de la volonté du groupe de pousser les entreprises à renoncer à leurs projets de nouveaux champs pétroliers et gaziers, sous peine de les exclure sous une échéance courte en cas de non respect de cette demande.

La GOGEL ayant été publiée en novembre 2021, la nouvelle politique hydrocarbures de décembre 2022 était donc très attendue. Cette politique couvre le groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale, c’est-à-dire toutes ses filiales bancaires (notamment la Banque Fédérative du Crédit Mutuel, 30ème banque mondiale par montant d’actifs), d’assurance et d’investissement (7).

Verdict : si les mesures annoncées sur les hydrocarbures non conventionnels sont loin d’être inconséquentes, le groupe semble revenir sur ses engagements de 2021 de s’attaquer à l’expansion pétro-gazière.

Des précisions bienvenues sur l’exclusion des non conventionnels

Première très bonne nouvelle : Crédit Mutuel confirme sa volonté d’agir sur les secteurs des hydrocarbures non conventionnels déjà identifiés en 2021, comme le pétrole et gaz de schiste, le pétrole issu de sables bitumineux et le pétrole lourd et extra-lourd, mais y rajoute aussi le méthane de houille. Par ailleurs, quand bien même le texte de la politique indique uniquement le pétrole en eau profonde et en Arctique, le groupe a confirmé à Reclaim Finance utiliser la GOGEL et appliquer par conséquent des filtres d’exclusion portant sur l’exposition des entreprises à l’ensemble des hydrocarbures non conventionnels, comprenant ainsi bien le gaz en eaux profondes et en Arctique.

Ces filtres sont les suivants : à date du 1er janvier 2023, les entreprises sont exclues au-delà d’un seuil cumulatif de 25% sur la part de pétrole et gaz non conventionnels dans leur production totale, puis 20% en 2024. Cela implique l’exclusion dès 2023 de 430 entreprises sur les 685 de la GOGEL, pesant environ la moitié de la production mondiale d’hydrocarbures (49%) et des ressources en développement (53,6%). Le passage à 20% en 2024 ne changerait pas significativement l’univers d’investissement exclu mais pourrait entraîner l’exclusion de TotalEnergies sous réserve que l’entreprise, qui produisait en 2022 20% de sa production dans les non conventionnels, maintienne ou augmente sa production non conventionnelle dans le futur (8).

Tableau 1 : Impact des seuils d’exclusion relatifs sur la production et les ressources en développement globales d’après la GOGEL 2022

Nombre d’entreprises exclues Part de la production exclue (en %) Part des ressources en développement exclue (en %) Part des ressources non-conventionnelles en développement exclue (en %)
Seuil à 25% sur la production non-conventionnelle 430 49,0 53,6 87,8
Seuil à 20% sur la production non-conventionnelle 434 52,0 57,4 91,1

Un recul face à l’expansion pétro-gazière ?

C’est sur les mesures annoncées quant à l’expansion pétro-gazière que le bât pourrait potentiellement blesser. Puisqu’il s’agissait de préciser dans la politique de décembre 2022 les premières annonces de 2021, Reclaim Finance aurait souhaité voir Crédit Mutuel préciser ses mesures contre l’expansion. Considérant que son annonce de février 2021 couvre l’extrême majorité des développeurs dans le secteur pétro-gazier (9), consolider a minima par une date de fin d’engagement son appel aux entreprises à renoncer à leurs nouveaux projets pétro-gaziers et à garantir la systématicité de l’exclusion aurait été bienvenu. Or, c’est bien simple, l’expansion pétro-gazière à tout simplement disparu de la politique de décembre 2022. Pourtant, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) est formelle : l’exploitation de nouveaux champs pétro-gaziers doit cesser si l’on veut contenir le réchauffement à 1.5°C (10).

Cette disparition est d’autant plus regrettable que plus de 40% des ressources en développement échapperont toujours en 2024 à la politique de Crédit Mutuel. Concrètement, des clients actuels de la Banque Fédérative du Crédit Mutuel et des entreprises détenues dans les portefeuilles d’investissement, pourtant parmi les plus gros développeurs de pétrole et gaz, pourront continuer à être soutenus : c’est le cas de la major italienne Eni, le 20ème développeur mondial avec 2389,8 mmboe en 2022, et qui avait bénéficié en 2019 de prêts à hauteur de 72 millions d’euros de la part du Crédit Mutuel. Quant à TotalEnergies, 7ème développeur mondial, cela dépendra comme indiqué ci-dessus de la trajectoire suivie dans les hydrocarbures non conventionnels.

Tableau 2 : Impact des seuils d’exclusion relatifs sur les clients* du groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale (11)

Entreprise Pays Production d’hydrocarbures en 2021 (en mmboe) Production non-conventionnelle (en %) Ressources en développement à date de septembre 2022 (en mmboe) Classement par ressources en développement Investissement / Financement de la part du groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale Exclusion avec seuil de 25% sur la production non-conventionnelle Exclusion avec seuil de 20% sur la production non-conventionnelle**
BP Royaume-Uni 1066,9 26,7 3066,0 16 Investissement OUI OUI
Eni Italie 699,6 3,2 2389,8 20 Financement et investissement NON NON
INPEX Corporation Japon 197,7 5,0 617,2 30+ Financement NON NON
Origin Energy Ltd Australie 42,4 100,0 0,1 30+ Financement OUI OUI
Petroliam Nasional Bhd (Petronas) Malaisie 614,8 9,1 1684,8 25 Financement et investissement NON NON
Repsol Espagne 243,5 29,6 1170,5 30+ Investissement OUI OUI
Shell Pays-Bas 1386,3 34,0 4398,5 12 Investissement OUI OUI
TotalEnergies SE France 998,2 20,0 6854,0 7 Financement et investissement NON OUI (8)
Woodside Energy Group Ltd Australie 95,8 1,5 2573,3 17 Financement NON NON

* Les entreprises pétro-gazières figurant parmi les 100 plus gros développeurs upstream financées par Crédit Mutuel entre 2018 et août 2022 et sélection des entreprises intégrées présentes dans les portefeuilles d’investissement du groupe, d’après les données financières de Profundo.

** A noter que les chiffres sur les entreprises sont ceux de 2022, alors que le Crédit Mutuel n’appliquera ce seuil d’exclusion qu’en 2024.

Par ailleurs, Crédit Mutuel déclare vouloir maintenir ses soutiens aux “entreprises engagées à respecter une trajectoire climatique publique, détaillée et cohérente avec les objectifs de réduction de l’empreinte carbone de ses portefeuilles de crédit, d’investissement et d’assurances” et aux “ entreprises du secteur des énergies fossiles publiquement engagées dans une stratégie d’adaptation de leurs activités favorisant la transition énergétique au travers de financements et/ou investissements dédiés aux infrastructures d’énergies renouvelables”. S’il faut dès maintenant déplorer l’extrême flou de ces intentions, il faudra veiller à ce que des développeurs pétroliers et gaziers ne soient pas maintenus dans les portefeuilles uniquement au motif qu’ils ont adopté des objectifs climatiques et allouent une partie de leur CapEX aux énergies renouvelables.

En conclusion, Reclaim Finance appelle Crédit Mutuel à confirmer au plus vite le maintien de son engagement pris en 2021 à engager les entreprises productrices de pétrole et de gaz afin de les pousser à renoncer à leurs nouveaux projets dans le secteur, sous peine d’être exclues dans un court délai de tous soutiens. Par ailleurs, il faudra au groupe s’engager sur une stratégie d’escalade à mettre en œuvre dès maintenant pour ne pas apparaître complice des activités expansionnistes de certaines entreprises comme ENI ou TotalEnergies. Les filiales d’investissement du groupe doivent par exemple s’engager à sanctionner dès les assemblées générales de 2023 les entreprises expansionnistes, à travers un vote contre leur direction ainsi que contre les plans climat qui seraient soumis au vote. Enfin, Crédit Mutuel doit également se projeter à long terme en adoptant une stratégie robuste de sortie du secteur, de manière à répondre à ses propres engagements en matière climatique et soutenir pleinement la “révolution environnementale et sociale” que son président appelle de ses vœux.

Notes :

  1. Sans revenir sur les finalités et modalités d’approche retenues par Crédit Mutuel et qui semblent de qualité inégale, la décision du groupe a l’intérêt de soulever la question du partage de la valeur dans un contexte de montée des inégalités et d’urgence écologique, un enjeu majeur qui nécessiterait le recours au réglementaire.
  2. Voir la politique sectorielle « Hydrocarbures » du Crédit Mutuel Alliance Fédérale publiée en décembre 2022, ainsi que la notation de la politique dans le Oil & Gas Policy Tracker. 
  3. Nommé “Crédit Mutuel” dans la suite de l’article.
  4. Voir la politique sectorielle du Crédit Mutuel de février 2021.
  5. Voir la Global Oil and Gas Exit List.
  6. Voir le communiqué de presse du Crédit Mutuel d’octobre 2021..
  7. A noter que le groupe Crédit Mutuel-Arkéa dispose quant à lui d’une politique sectorielle propre et ne fait pas partie de Crédit Mutuel Alliance Fédérale. Voir l’organigramme du groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale.
  8. TotalEnergies affiche une production non-conventionnelle cumulée de 20,04% en 2022 selon la GOGEL. D’après nos calculs basés sur les projections de Rystad Energy, la major française devrait à terme être exclue par le seuil de 20%, puisque la part de non-conventionnel dans sa production totale devrait continuer à augmenter dans les années à venir.
  9. 467 des 512 entreprises listées sur la GOGEL comme impliquées dans des nouveaux projets de champs pétroliers et gaziers exploraient de nouvelles réserves entre 2020 et 2022.
  10. L’AIE confirme cette conclusion dans le World Energy Outlook 2022, lequel indique également l’absence de nouveaux terminaux de gaz naturel liquéfié à partir de janvier 2023 dans le scénario NZE, lequel vise à limiter le réchauffement à 1,5°C. Il aurait été opportun de la part du Crédit Mutel Alliance Fédérale d’ajouter à sa politique de décembre 2022 des mesures visant les entreprises actives dans le développement ou l’exploitation d’infrastructures de transport (pipelines, terminaux de liquéfaction LNG) et de stockage du pétrole et du gaz.
  11. Reclaim Finance a identifié les valeurs présentes dans les portefeuilles de Crédit Mutuel Alliance Fédérale à partir des données financières fournies par Profundo BV et des bases de données Bloomberg, Refinitiv et IJGlobal.