Détenteurs d’actifs français et expansion fossile : une histoire d’amour qui dure

Il est temps d’agir pour le financement de la transition écologique. Tel est le mot d’ordre sous lequel se sont réunis lundi 22 avril 2024 les acteurs de la place financière de Paris, à l’occasion des Rencontres de l’Institut de la Finance Durable. Mais financer les solutions ne saurait servir les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre sans que des efforts soient faits en parallèle sur la baisse des financements aux énergies fossiles. Après avoir dressé un bilan peu glorieux des gestionnaires d’actifs, Reclaim Finance fait le point sur les pratiques des détenteurs d’actifs français face au premier des impératifs : arrêter l’expansion pétro-gazière. Le verdict est sans appel : si 11 d’entre eux ont adopté des mesures restreignant dès maintenant les nouveaux investissements dans l’expansion fossile (1), la majorité se doit encore d’agir.

Cela fait déjà trois ans que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) fait écho aux conclusions scientifiques sur les risques liés au développement de nouveaux projets fossiles. Aujourd’hui, son scénario Net Zero Emissions by 2050 visant à limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C projette l’arrêt du développement de nouveaux champs de pétrole et gaz approuvés après 2021 et des nouveaux terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) (2).

Cette ligne rouge à ne pas franchir a trouvé un écho dans les recommandations du comité scientifique de l’Observatoire de la finance durable (3), dans celles de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) sur les plans de transition (4), ou encore dernièrement dans le nouveau référentiel du label Investissement Socialement Responsable (ISR). En actant l’exclusion des entreprises qui développent de nouveaux projets fossiles, le gouvernement français a fait de cette mesure le fondement de la responsabilité des acteurs financiers.

Et pourtant début avril 2024, les engagements des détenteurs d’actifs de la place de Paris sont encore loin de respecter cet impératif.

Les détenteurs d’actifs qui soutiennent l’expansion fossile

Parmi les 20 détenteurs d’actifs évalués dans l’Oil & Gas Policy Tracker, 18 acteurs financiers ont adopté une politique sectorielle sur le pétrole et le gaz. Seuls SMA et le Fonds de Réserve pour les Retraites n’ont toujours aucune politique sectorielle, alors même que leurs statuts respectifs d’assureur-vie et d’établissement public chargé d’investir les sommes confiées par les pouvoirs publics pour participer au financement des retraites devraient les pousser à prévenir les risques liés à des investissements dans les énergies fossiles.

Mais 5 des 18 détenteurs d’actifs avec une politique n’ont aucune restriction concernant les entreprises développant de nouveaux projets d’énergies fossiles. Tous sont les branches d’investissements liées aux activités d’assurance de groupes d’assureurs comme Covéa ou AXA ou de groupes bancaires comme BNP Paribas Cardif, Crédit Agricole Assurances et Assurances du Crédit Mutuel. Alors que ces groupes refusent d’assurer ou de financer directement de nouveaux champs pétroliers et gaziers, ils continuent d’investir dans des entreprises qui développent ces projets.

Les détenteurs d’actifs qui tergiversent face à l’expansion fossile

Certains investisseurs reconnaissent le problème de l’expansion fossile : ils en ont fait un point de leur politique sectorielle, annonçant engager les entreprises dans leur portefeuille ou mettre un terme à leurs investissements dans les entreprises développant de nouveaux projets dans un futur plus ou moins proche. L’arrêt de l’expansion pétrogazière n’est cependant pas une ligne rouge stricte et immédiate, laissant la porte ouverte au soutien d’une industrie menant une stratégie climaticide.

La Caisse des Dépôts (CDC) entend faire du dialogue actionnarial le pilier principal de son action visant à influencer la trajectoire des entreprises du secteur pétrolier et gazier mais échoue à consolider cette démarche par l’adoption d’un cadre fondé sur des demandes précises, datées et associées à un mécanisme d’escalade. La CDC encourage uniquement les entreprises à renoncer au développement de nouveaux projets pétroliers (5), sans jamais demander l’arrêt du développement gazier – quand bien même aucun nouveau champ gazier n’est accepté dans le scénario Net Zero de l’AIE. Il est temps pour la CDC de suivre l’exemple montré par sa filiale CNP Assurances qui a exclu tous les nouveaux investissements dans les développeurs upstream.

Certains gestionnaires d’actifs français se sont engagés à ne plus investir dans les développeurs fossiles à moyen terme. Cependant, la date d’application de cet engagement est bien trop tardive alors que chaque nouveau projet de production de pétrole et de gaz développé depuis le 31 décembre 2021 met en péril nos chances de limiter le réchauffement à 1,5°C. C’est par exemple le cas d’AG2R La Mondiale, d’Agirc-Arrco et de l’ERAFP qui ont annoncé arrêter tout nouvel investissement dans les développeurs upstream à partir de 2027 ou 2030.

Les détenteurs d’actifs qui luttent contre l’expansion fossile

Heureusement, tous les investisseurs ne restent pas passifs face à l’expansion fossile. Ainsi, la MACIF, Abeille Assurances, CNP Assurances, la MAIF, Scor et Société Générale Assurances ont déjà mis fin à tout nouvel investissement (6) dans les entreprises qui développent de nouveaux projets de production de pétrole et gaz. Ircantec, MACSF et Suravenir sont même allés plus loin en excluant les développeurs upstream et midstream de leurs nouveaux investissements.

Prenant sa responsabilité au sérieux, à partir de 2026, la MAIF ne réalisera plus de nouveaux investissements auprès de sociétés de gestion n’ayant pas arrêté leurs financements de nouveaux projets de pétrole et de gaz (7). Cet engagement rappelle l’importance pour les détenteurs d’actifs de ne pas se contenter d’adopter une politique d’allocations d’actifs visant l’arrêt des soutiens à l’expansion fossile ; assurer le respect de cette ligne nécessite qu’ils exigent également de leurs gestionnaires d’actifs l’adoption de politiques sectorielles solides, incluant des restrictions contre les développeurs fossiles.

S’est engagé à cesser tout nouvel investissement obligataire dans des développeurs de nouveaux projets de production de pétrole et de gaz S’est engagé à cesser tout nouvel investissement obligataire dans des développeurs de nouvelles infrastructures midstream S’est engagé à travailler uniquement avec des sociétés de gestion ayant une politique sectorielle fossile robuste N’a adopté aucune restriction contre l’expansion pétrogazière
Abeille Assurances, AG2R La Mondiale*, Agirc-Arrco**, Caisse des Dépôts (CDC)****, CNP Assurances, ERAFP**, Groupama***, Ircantec, MACIF, MACSF, MAIF, Scor, Société Générale Assurances, Suravenir Ircantec, MACSF, Suravenir MAIF AXA, BNP Paribas Cardif, Covéa, Crédit Agricole Assurances, Assurances du Crédit Mutuel, Fonds de Réserve pour les Retraites (FRR), SMA

*A partir de 2027.
**A partir de 2030
***Uniquement les développeurs non conventionnels.
****Pas de sanctions systématiques contre les développeurs.

Reclaim Finance appelle les détenteurs d’actifs français à mettre fin immédiatement à tout nouvel investissement en obligations dans les entreprises qui développent des nouveaux projets de pétrole et de gaz. Ils devront prolonger cette mesure d’un engagement avec leurs gestionnaires d’actifs, exigeant d’eux l’adoption de politiques sectorielles robustes contre l’expansion pétrogazière.

Notes :

  1. Voir le tableau récapitulant les meilleures pratiques des détenteurs d’actifs français. Pour plus de précisions sur les politiques sectorielles pétrole et gaz, voir l’Oil & Gas Policy Tracker.
  2. AIE, World Energy Outlook 2023, 2023.
  3. Observatoire de la finance durable, Recommandations du comité scientifique et d’expertise portant sur les énergies fossiles, mars 2023.
  4. Autorité des marchés financiers (AMF), Guide pédagogique à destination des entreprises pour rendre compte de leur plan de transition climatique, février 2024.
  5. La CDC appelle également les entreprises à ne pas développer de nouveaux projets pétroliers et gaziers dans les eaux arctiques internationales.
  6. La MACIF n’a arrêté que les investissements en obligations dans les entreprises qui développent de nouveaux projets de production de pétrole et de gaz. La MACIF et Abeilles Assurances, qui appartiennent au groupe AEMA, appliquent une exception pour quelques entreprises de l’industrie pétrogazière engagées dans le cadre de l’initiative Climate Action 100+. Une mesure nécessaire alors que plus de la moitié du financement des secteurs du charbon, du pétrole et du gaz provient d’émissions d’obligations sur le marché primaire.
  7. A partir de 2026, la MAIF ne confiera plus non plus de nouveaux investissements aux sociétés de gestion qui n’auraient pas défini de stratégie de sortie des énergies fossiles non conventionnelles d’ici 2030.

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2024-04-26T16:41:48+02:00