La route vers une taxonomie européenne (1) n’a pas été facile. Cet élément clé de la stratégie finance durable de l’UE est nécessaire pour orienter les flux financiers privés et publics vers des activités qui contribuent à la transition écologique. Il suscite la peur dans les industries à fort impact environnemental, poussant leurs lobbyistes à unir leurs forces pour s’y opposer (2). Alors que les premiers actes délégués sont presque finalisés, la Commission européenne demande à la Plateforme sur la finance durable d’explorer des changements qui pourraient gravement affaiblir la nouvelle réglementation. Cette décision est une concession aux défenseurs des industries polluantes, qui entendent faire de la taxonomie un épouvantail qui pénaliserait des secteurs économiques entiers.

En janvier 2021, la Commission européenne a envoyé une lettre à sa plateforme sur la finance durable pour lui demander conseil sur « l’utilisation existante et potentielle du cadre taxonomique de l’Union Européenne pour permettre le financement de la transition vers une économie durable ». La Plateforme fournira un avis d’ici mi-mars 2021.

Si, à première vue, cette lettre ne semble pas inquiétante, cette perception change lorsque l’on examine attentivement son contenu. En effet, la Commission européenne pose plusieurs questions qui ouvrent la porte à un affaiblissement de la taxonomie (3). Prétextant la nécessité d’accroître la flexibilité et de financer la transition des secteurs « non verts », cette nouvelle procédure pourrait conduire à l’inclusion d’activités qui en sont actuellement exclues. Ce risque est clairement visible dans la déclaration faite par la présidente de la plate-forme en réponse à la demande de la Commission : « La taxonomie peut également faire davantage pour reconnaître les efforts d’amélioration des performances et être plus inclusive envers les secteurs économiques – y compris ceux qui ont des émissions limitées, ou qui ont aujourd’hui des options limitées pour répondre aux critères de la taxonomie « .

La décision de la Commission d’étudier de telles mesures est une réponse presque directe aux critiques exprimées par les opposants à la taxonomie selon lesquelles elle empêcherait plusieurs industries « non vertes » de se financer. Cette critique peut être résumée comme suit : certaines activités sont plus difficiles à « verdir » et à décarboner (« hard to abate sectors »), les critères utilisés dans la taxonomie sont trop restrictifs pour la plupart de ces activités, en ne les incluant pas la taxonomie bloque leur transition et est préjudiciable à leur compétitivité.

Cet argument est dangereux. Il tient d’une interprétation trompeuse de la taxonomie et de la volonté de préserver les secteurs à forte intensité carbone des préoccupations climatiques. Il suffit d’examiner attentivement ce qu’exige concrètement la taxonomie y répondre :

1) La taxonomie de l’UE vise à identifier les activités qui contribuent à la transition, et non celles qui pourraient seulement améliorer leur bilan carbone ou environnemental :

La taxonomie de l’UE est censée définir dans quelles conditions une activité contribue à au moins un des principaux objectifs environnementaux européens sans être « significativement nuisible » à aucun autre. C’est pourquoi ses critères sont choisis de manière à indiquer à partir de quel niveau de performance environnementale une activité est compatible avec la transition écologique, et non simplement si l’activité améliore son impact environnemental par rapport à son niveau actuel.

En suivant la logique des opposants à la taxonomie, les activités qui ne peuvent devenir durables mais qui améliorent légèrement leur empreinte carbone – par exemple la production de combustibles fossiles – devraient être incluses. La ligne entre les activités qui devraient suivre une trajectoire de transition pour devenir durables – un élément bien pris en compte dans la taxonomie actuelle (4) – et les activités qui doivent être arrêtées ou considérablement réduites s’efface.

2) En l’état, la taxonomie européenne vise uniquement à améliorer la transparence :

La taxonomie européenne renforce la publication d’informations par les entreprises non-financières et par les institutions financières qui commercialisent des produits dits « durables » et favorise la cohérence et la transparence des réglementations nationales et européennes . La taxonomie exige uniquement des sociétés financières et non financières qu’elles indiquent si, comment et dans quelle mesure leurs activités sont alignées.

Pour les produits financiers, la taxonomie exige simplement que les produits prétendant avoir des objectifs ou des caractéristiques durables indiquent la manière dont ils s’alignent sur elle. Lorsqu’ils ne respectent pas pleinement la taxonomie, ils doivent indiquer quelle part des investissements est conforme ou non à celle-ci. Même lorsqu’un de ces produits financiers n’est pas durable, il doit seulement être accompagné de la déclaration suivante : « Les investissements sous-jacents à ce produit financier ne tiennent pas compte des critères de l’UE en matière d’activités économiques écologiquement durables ».

La taxonomie pourrait être utilisée pour orienter les dépenses de l’UE et des États membres – notamment une partie des plans de relance liés au Covid-19 – mais cette utilisation n’est pas obligatoire et dépend entièrement de la décision des États membres et des autorités de l’Union.

Les industriels et les groupes financiers unissent souvent leurs forces pour contester le programme finance durable de l’UE (5). Ils ont notamment réussi à retarder la mise en œuvre de la directive sur la publication d’information liée à la finance durable (Sustainable Finance Disclosure Regulation ou SFRD). La taxonomie européenne ne doit pas être une concession de plus préservant une opacité destructrice pour le climat. Contrairement à ce qu’implique l’argument fallacieux des opposants à la taxonomie, l’une des principales faiblesses de celle-ci est qu’elle ne contribue pas directement à détourner les flux financiers des activités nuisibles à l’environnement.

Au lieu de se précipiter pour trouver des astuces qui videraient la taxonomie de son sens, la Commission Européenne devrait chercher à garantir et améliorer l’impact environnemental de ce nouveau cadre (6) et explorer une taxonomie « significativement nuisible ». Cette taxonomie complémentaire est un outil indispensable pour les autorités de surveillance et de supervision (5) et permettra de construire un langage commun en matière de climat. C’est une condition préalable à une réduction européenne des soutiens financiers aux activités contraires aux objectifs climatiques et à leurs réorientations vers des activités durables ou en transition.

Notes

  1. Une fiche d’information de SOMO fournit des détails sur la taxonomie et sa mise en œuvre. Un résumé de Change Finance fournit une explication rapide de son effet potentiel.
  2. Influence Map retrace le lobbying autour de la réglementation sur les finances durables. Un rapport de Reclaim Finance fournit des données clés sur le lobbying du secteur du gaz et du nucléaire.
  3. (La Commission européenne s’interroge notamment : « La taxonomie de l’UE peut-elle soutenir le financement des entreprises qui entreprennent des activités qui ne répondent pas encore, ou qui pourraient ne pas répondre, aux critères de contribution substantielle ? Et comment cela peut-il être fait ? » / « La taxonomie de l’UE peut-elle soutenir le financement d’entreprises actives dans des secteurs qui ne sont pas couverts par ces actes délégués ? » / « Pouvons-nous clairement répondre aux préoccupations selon lesquelles la taxonomie sera utilisée pour empêcher le financement d’activités transitoires, tout en veillant à ne pas faciliter l’ « éco-blanchiment » ? »
  4. La taxonomie actuelle de l’UE fixe les critères qu’une activité doit respecter pour être considérée comme contribuant à atténuer le changement climatique ou à s’y adapter. Les activités qui ne sont pas « durables » peuvent être inclues si elles améliorent leur impact environnemental et leur empreinte carbone afin de ne pas compromettre les objectifs climatiques. Elles peuvent notamment être considérées comme contribuant à l’adaptation au changement climatique, les critères et les seuils à respecter pour ce critère étant nettement moins exigeants que ceux utilisés pour l’atténuation du changement climatique.
  5. Une étude réalisée par Reclaim Finance et Change Finance analyse qui soutient ou s’oppose à une taxonomie des activités polluantes ou « taxonomie des activités significativement nuisibles ». Elle montre notamment que les superviseurs la soutiennent massivement et identifie comment les institutions financières s’associent aux industries à forte intensité de carbone pour s’y opposer.
  6. 130 ONG ont écrit à la Commission pour lui demander de renforcer ses projets d’actes délégués afin d’éviter le « greenwashing » et de garantir l’impact positif des activités inclues.