Le 21 avril 2021, la Commission européenne a publié les actes délégués (1) de la taxonomie durable européenne pour l’atténuation et l’adaptation au changement climatique. Alors que le travail technique sur la taxonomie a commencé en 2018, le contenu des actes relatif à l’énergie a été remodelé par une énorme pression des États membres et des lobbies industriels. Résultat : la taxonomie de l’UE laisse entrer les activités polluantes et permet l’écoblanchiment (« greenwashing ») qu’elle était censée empêcher. Il appartient maintenant au Parlement européen et au Conseil européen de rejeter cette proposition qui pourrait couler l’ensemble de la stratégie de finance durable européenne.

Plus de politique, moins de science

La Commission européenne insiste sur le fait que son travail est basé « sur des critères techniques solides, fondés sur la science » mais ajoute que « dans le même temps, ces critères doivent être utilisables par les acteurs du marché et acceptables pour les co-législateurs ». Signification : la taxonomie a été initialement définie comme une liste fondée sur la science, mais les pressions économiques et politiques ont poussé la Commission à la laisser de côté.

Le travail sur la Taxonomie a commencé en juillet 2018, avec la création du groupe d’experts techniques (TEG) chargé de définir des critères techniques. En mars 2020, le TEG a publié son rapport final qui – bien que loin d’être parfait et ayant déjà raté le coche sur la bioénergie – définissait des exigences fortes, notamment en excluant le gaz fossile et le nucléaire.

Alors que le rapport final du TEG aurait dû être utilisé comme une norme minimale par la Commission, il est devenu le point de départ d’intenses négociations. En coulisse, les entreprises du secteur de l’énergie, leurs groupes d’intérêt et les États membres ont fait pression pour que leurs sources d’énergie favorites soient qualifiées de durables. Bien que la taxonomie ne soit qu’un outil de transparence, les lobbyistes des secteurs les plus polluants l’ont dépeinte comme le fossoyeur des industries européennes.

La Commission européenne n’a pas résisté longtemps à cette pression. Elle a retardé à plusieurs reprises la publication des actes délégués et a fait une série de concessions dangereuses révélées par diverses fuites. Le produit de ce processus opaque est un texte qui ne parvient pas à établir des critères de durabilité véritablement fondés sur la science et qui tourne même vers le greenwashing, en adoptant des exigences extrêmement faibles en matière de bioénergie et en laissant la porte ouverte au gaz fossile et au nucléaire.

Feu vert au brûlage des forêts

Au lieu de renforcer les recommandations initiales du TEG afin de garantir que les critères en matière de bioénergie et de sylviculture contribuent à la reforestation et à l’utilisation durable de la biomasse, la Commission n’a cessé de les affaiblir. Concrètement, toute la biomasse forestière – le bois provenant directement des forêts – peut être brûlée comme matière première et presque toute activité alignée sur la défectueuse directive européenne énergie renouvelable (RED) sera comptabilisée comme durable (y compris celles qui nécessitent l’utilisation de terres et cultures dédiées).

Cette décision va à l’encontre de toutes les recherches scientifiques sérieuses, de la propre évaluation d’impact de la Commission sur la bioénergie et de l’appel lancé par les scientifiques pour que l’on cesse de considérer la bioénergie comme un substitut durable aux combustibles fossiles. En l’état, les critères relatifs à la bioénergie contribueront à la déforestation en Europe pour satisfaire les souhaits de l’industrie forestière et énergétique et des pays scandinaves.

Le gaz fossile déjà inclus ?

Dans un contexte de pressions contradictoires des États membres et de fort lobbying des entreprises, les actes délégués publiés ne règlent pas le débat sur le gaz et le nucléaire. Alors que la Commission a récemment envisagé l’inclusion de certaines centrales à gaz (2), elle a finalement décidé de temporiser. Le sort du gaz, du nucléaire et des « activités de transition » sera décidé ultérieurement, dans un acte délégué complémentaire.

L’inclusion du gaz dans la taxonomie est depuis longtemps une priorité pour les puissants lobbies industriels, dont les entreprises – comme BP – exercent une influence considérable à Bruxelles. Le lobby du gaz peut compter sur 759 employés et dépense entre 68,8 et 82,9 millions d’euros chaque année pour peser sur la législation européenne. Bien que le gaz soit en contradiction avec les objectifs climatiques de l’UE et qu’il constitue une source majeure d’émissions de gaz à effet de serre, les entreprises ont réussi à le faire passer pour une « énergie de transition » aux yeux de politiciens européens de premier plan, comme le président de la commission de l’environnement du Parlement européen, Pascal Canfin, et de nombreux députés européens.

La Commission européenne semble avoir largement intégré cet argument dangereux. Ses derniers « questions-réponses » (« Q&A ») expliquent que son futur acte délégué « couvrira le gaz naturel et les technologies connexes en tant qu’activité de transition dans la mesure où ils entrent dans les limites du règlement sur la taxonomie » et qu’elle « envisagera également une législation spécifique couvrant les activités gazières qui contribuent à réduire les émissions de gaz à effet de serre mais ne peuvent être couvertes par la taxonomie car elles ne répondent pas aux critères de sélection ».

On pourrait même dire que le gaz fossile est déjà inclus dans la taxonomie en raison de critères insuffisamment stricts concernant la fabrication d’hydrogène et le mélange de gaz « bas carbone ». Les seuils de fabrication de l’hydrogène ont été revus pour s’aligner sur les demandes des entreprises énergétiques, ce qui facilite la fabrication d’hydrogène à partir de gaz naturel avec captage et stockage du carbone (CSC) ou via l’utilisation d’énergie du réseau provenant de sources non-renouvelables. De même, les critères adoptés pour les réseaux de transport et de distribution de gaz incluent toute infrastructure qui « permet d’augmenter le mélange d’hydrogène ou d’autres gaz bas carbone dans le système gazier » sans fixer de seuil pour ce mélange, facilitant ainsi le financement d’infrastructures qui transporteront principalement du gaz fossile.

Les efforts de lobbying en faveur du gaz fossile bénéficient largement du soutien des États membres de l’UE qui parient sur lui pour remplacer leur parc de centrales à charbon – notamment la Slovaquie, la République tchèque, la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, Malte, la Grèce et la Hongrie -. Les opposants à l’inclusion du gaz – dont l’Autriche, le Danemark et l’Espagne – ont été mis en difficulté car l’inclusion du gaz a pu être utilisée comme monnaie d’échange pour l’inclusion du nucléaire, ce qui aurait poussé les grands défenseurs du nucléaire – comme la France ou la Norvège – à soutenir également le gaz.

Les défenseurs du nucléaire poussent plus fort que jamais

Cédant à la pression des États membres pro-nucléaires, la Commission a chargé son Centre commun de recherche (CCR) de rédiger un nouveau rapport technique en 2020. Ce rapport est actuellement examiné par deux groupes d’experts, le groupe d’experts – historiquement pro-nucléaire – sur la radioprotection et la gestion des déchets au titre de l’article 31 du traité Euratom et le comité scientifique de la santé, de l’environnement et des risques émergents sur les impacts environnementaux (Sheer), et servira de base à la décision de la Commission et au contenu de l’acte délégué à venir.

En dépit de preuves scientifiques et du sens même du principe d’absence de « nuisance significative » (« do not significantly harm ») indiquant le contraire (3), le CCR n’a trouvé aucune raison d’exclure le nucléaire. Cette conclusion ne devrait pas surprendre : le CCR a des liens structurels avec le traité Euratom, des relations avec l’industrie nucléaire et des opinions pro-nucléaires ont été précédemment exprimées publiquement par ses membres (4). Le rapport du CCR a notamment conduit la France à demander le report des actes délégués jusqu’à ce que le nucléaire soit inclus.

Dans ce contexte, la déclaration de la Commission selon laquelle le nucléaire sera intégré aux actes délégués complémentaires a été interprétée à tort par les défenseurs du nucléaire comme une victoire précoce (5).

Dernière chance de sauver la taxonomie européenne

Dans un article publié quelques heures avant les annonces de la Commission, le comité éditorial du Financial Times a averti que, pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, « de nouveaux investissements dans les combustibles fossiles tels que le gaz seront pratiquement impossibles », et que si l’UE « se retrouve avec un système qui permet le greenwashing qu’il est censé empêcher, les conséquences se feront sentir bien au-delà du bloc lui-même ».

La décision de la Commission d’aller de l’avant avec des critères de bioénergie et de sylviculture profondément défectueux et d’ouvrir la porte au gaz fossile et au nucléaire est le coup de grâce pour une taxonomie durable qui était déjà en bien mauvais état. S’ils sont adoptés, les actes délégués transformeront cet élément clé de la stratégie de finance durable de l’UE en un outil d’écoblanchiment.

En matière d’énergie, l’avenir de l’Europe est celui des énergies renouvelables (6). Il appartient désormais au Parlement et au Conseil européen de rejeter la proposition de la Commission et de s’opposer à tout acte futur qui permettrait d’inclure le gaz fossile ou le nucléaire dans la taxonomie.

Les membres du Parlement européen et du Conseil devront également être attentifs aux autres « activités transitoires » que la Commission proposera d’inclure ultérieurement. L’inclusion de ces activités est une réponse directe aux demandes des institutions financières pour « 50 nuances de vert » (7), une approche qui nie le fait que certaines activités sont incompatibles avec les objectifs climatiques et vise à marquer le financement d’activités non durables comme étant compatibles avec la transition de l’UE.

Bien sûr, il est peu probable que les membres du Conseil interviennent pour bloquer un compromis qui semble convenir à la plupart d’entre eux. Ceux sont très probablement les députés du Parlement européen qui devront intervenir et prendre leurs responsabilités pour éviter que la stratégie de financement durable de l’UE ne devienne une recette de greenwashing qui mettra en péril la transition de l’UE et établira un exemple à ne pas suivre.

Notes:

1. Pour les critères de sélection technique, voir l’ annexe 1 and annexe 2.

2. La Commission a présenté deux propositions distinctes pour inclure le gaz, voir ces première et deuxième deuxième propositions.

3. Pour une démonstration de la non-durabilité du nucléaire au regard des ambitions de la Taxonomie européenne, voir l’évaluation du ministère autrichien de l’environnement et l’article de Reclaim Finance. Pour savoir pourquoi le nucléaire n’est pas une source rentable de réduction des GES, voir le World Nuclear Industry Report (présentation power point 2020 disponible ici). Pour des informations générales sur l’impact environnemental du nucléaire, voir la campagne de Greenpeace France.

4. Les liens entre le CCR et l’industrie du nucléaire ont été mis en évidence par les recherches de Greenpeace.

5. Voir notamment le communiqué de presse du FORTAM et la couverture presse de World Nuclear News.

6. Pour des informations détaillées sur le potentiel et le coût des énergies renouvelables par rapport aux combustibles fossiles, voir le rapport The Sky’s The Limit de Carbon Tracker et les données de l’IRENA sur le coût des énergies renouvelables. L’IRENA souligne notamment que: « Les trois quarts des éoliennes terrestres et 40 % des centrales solaires photovoltaïques mises en service en 2019 produiront, pendant leur durée de vie, de l’électricité moins chère que toutes les alternatives aux combustibles fossiles, tandis que les trois quarts à quatre cinquièmes des éoliennes terrestres et des centrales solaires photovoltaïques mises en service en 2020 à la suite d’enchères ou d’appels d’offres avaient des prix inférieurs à ceux de la nouvelle option la moins chère en matière de combustibles fossiles ».

7. Une telle approche est notamment mise en avant par Mark Carney et a été utilisée par les institutions financières pour s’opposer à une taxonomie des activités polluantes (ou taxonomie des des activités « significativement nuisibles »).