Un nouveau rapport – intitulé Actifs fossiles : les nouveaux subprimes ? Comment financer la crise climatique peut conduire à une crise financière – révèle que les banques européennes détiennent des montants massifs d’actifs liés aux énergies fossiles, et qu’elles pourraient difficilement absorber les pertes de valeur que ces actifs subiront si nous nous engageons réellement sur le chemin de la limitation du changement climatique. Prendre en compte les risques liés à l’exposition aux combustibles fossiles est une nécessité pour protéger la planète et la stabilité du système financier. Explications et propositions.

Le nouveau rapport de Reclaim Finance, des Amis de la Terre France et de l’Institut Rousseau, soutenu par 12 autres organisations de la société civile, révèle que 11 grandes banques européennes ont accumulé 532 milliards d’euros d’actifs liés au charbon, au pétrole et au gaz. C’est à peu près le PIB de la Suède, et suffisamment pour financer une augmentation de 20% de la capacité mondiale d’énergie renouvelable de 2020.

Cette forte exposition aux combustibles fossiles est une preuve supplémentaire que les banques européennes ne parviennent pas à s’aligner sur les objectifs climatiques. Ce que nos recherches révèlent de nouveau, c’est que cette incapacité représente un risque pour la stabilité du système financier.

Les actifs fossiles constituent un problème pour la stabilité des banques

Les banques sont tenues légalement de conserver une certaine somme d’argent en réserve – appelée fonds propres – pour absorber la perte de valeur potentielle de leurs actifs. Le « Common Equity Tier 1 » des banques est le type de fonds propres le plus facilement utilisable pour absorber les pertes de valeur et qui est directement déterminé par l’évaluation du « risque » de chaque actif. En tant que tel, c’est le type de fonds propres qui a été utilisé dans ce rapport.

Il découle de l’inadéquation entre les plans de production d’énergies fossiles et les objectifs de l’Accord de Paris que les actifs liés aux énergies fossiles sont susceptibles de subir une baisse de valeur significative. Alors que 84 % des réserves explorées d’énergies fossiles devront rester inexploitées pour limiter la hausse des températures mondiales à 1,5 °C, les entreprises du secteur continuent d’investir dans de nouveaux projets d’énergies fossiles et ne prévoient pas de réduire sensiblement leur production. Les actifs fossiles deviendront tôt ou tard au moins partiellement « échoués », laissant aux institutions financières qui les détiennent des pertes importantes.

Cependant, le stock d’actifs fossiles identifié dans ce rapport représente 95 % du total des fonds propres des banques européennes étudiées. Les actifs liés aux énergies fossiles représentent une proportion très importante des fonds propres de toutes les banques étudiées, allant de 68% pour Santander à 131% pour le Crédit Agricole. Cela signifie qu’en cas de transition verte rapide, où les actifs liés aux énergies fossiles perdraient beaucoup de valeur en peu de temps, les fonds propres des banques pourraient être sévèrement affectés. Par exemple, si les actifs liés aux combustibles fossiles perdaient 80 % de leur valeur, le Crédit Agricole et la Société Générale n’auraient pas suffisamment de fonds propres pour couvrir leurs pertes et les fonds propres des banques allemandes Deutsche Bank et Commerzbank seraient presque épuisés.

Bien qu’ayant sur le papier certaines des politiques sectorielles fossiles les plus restrictives – comme analysé dans le Coal Policy Tool et Scan de la Finance Fossile -, les banques françaises ne sont pas mieux préparées ou moins exposées. En fait, BNP Paribas, la Société Générale, le Crédit Agricole et BPCE détiennent un total de 260 milliards d’euros d’actifs liés aux combustibles fossiles, ce qui équivaut à 106 % de leurs fonds propres.

Une crise imminente?

Les conclusions résumées ci-dessus ne suffisent pas à dire qu’une crise financière arrive. La probabilité d’assister à une chute rapide et importante de la valeur de tous les actifs fossiles qui déclencherait des faillites est limitée, et les banques pourraient s’appuyer sur plusieurs autres mécanismes pour absorber au moins partiellement leurs pertes.

Pourtant, ces résultats montrent clairement que les institutions financières et la réglementation financière ne parviennent pas à intégrer le risque lié aux énergies fossiles. Ils montrent que les banques européennes sont surexposées aux actifs fossiles et ne sont pas préparées aux risques qu’ils représentent, et donc qu’une action immédiate est nécessaire pour permettre la transition et assurer la stabilité financière.

En outre, les actifs liés aux combustibles fossiles ne sont que la partie émergée de l’iceberg en matière d’activités exposées aux risques climatiques et la transparence limitée des banques fait qu’il est probable que le rapport sous-estime les volumes d’actifs fossiles. Dans l’éventualité d’une transition rapide et non préparée, qui ferait suite à une période d’action insuffisante, on ne peut exclure un « effet boule de neige » où tous les actifs liés, même indirectement, aux combustibles fossiles et aux activités polluantes seraient touchés et – comme toutes les institutions financières sont exposées à ces actifs – la crise se propagerait.

Protéger la planète… et la stabilité financière 

Deux étapes essentielles pour faire face à l’urgence climatique et protéger la stabilité financière consistent à arrêter de toute urgence les nouveaux investissements dans les énergies fossiles et à éliminer progressivement celles-ci, et donc les actifs qui y sont liés.

L’arrêt des flux financiers qui permettent le développement des énergies fossiles nécessite des mesures fortes, bien au-delà des exigences de reporting et transparence défectueuses et des engagements volontaires actuels. Le développement de la finance dite « durable » ou « verte » est également très insuffisant : elle n’a pas démontré sa capacité à favoriser la transition, reste marginale par rapport à la finance « conventionnelle » et pourrait facilement se transformer en écoblanchiment.

Quelques-uns des changements majeurs nécessaires pour s’engager sur cette voie sont :

  • L’ajustement des outils micro et macro prudentiels, notamment en adaptant les exigences de fonds propres à l’exposition aux énergies fossiles.
  • L’alignement des opérations monétaires sur l’Accord de Paris, en commençant par mettre fin à tout soutien apporté aux entreprises des énergies fossiles par la Banque centrale européenne (BCE).
  • Une restriction stricte des services financiers aux énergies fossiles, en utilisant le droit européen et national.

Si l’arrêt de l’expansion des combustibles fossiles et le lancement de leur nécessaire sortie progressive devraient être la priorité absolue, ce que même l’Agence internationale de l’énergie (AIE) commence à reconnaître, le fait de le faire sans s’occuper des stocks d’actifs fossiles des banques pourrait créer des perturbations et freiner la réduction des émissions. Le rapport présente une proposition innovante de « banque fossile » européenne qui serait financée par l’intervention de la BCE pour acheter la majorité des actifs fossiles des banques et les gérer selon une approche de transition juste. La  » banque fossile  » (ou ‘bad bank’) ne  » renflouerait  » pas les banques : les actifs seraient achetés avec une décote importante et sous-conditions strictes de ne plus soutenir le développement des énergies fossiles. Cette proposition éviterait de voir les citoyens européens payer pour les erreurs de l’industrie financière.

En conclusion, le secteur bancaire n’est pas préparé aux risques liés aux énergies fossiles. En soutenant continuellement les entreprises pétrolières, gazières et charbonnières, les banques alimentent une crise climatique qui pourrait se terminer par une crise financière. En un mot, il faut briser le cercle vicieux du financement des énergies fossiles. Si le pouvoir politique doit cesser de parier sur la bonne volonté des institutions financières et adopter des exigences fortes, les régulateurs et les banques centrales ne peuvent continuer à minimiser leurs responsabilités. Leurs propres mandats de stabilité financière leur imposent d’agir sur le climat et ils disposent des outils pour aider à orienter le système financier vers un avenir aligné sur Paris.