Cibles de décarbonation : des progrès urgents à faire

Six des plus grandes banques françaises ont adopté des cibles de décarbonation sectorielles pour 2030 dans le cadre de leur engagement à la Net-Zero Banking Alliance (NZBA). Les méthodologies utilisées pour la définition de ces cibles sont très différentes les unes des autres, rendant les comparaisons difficiles. Par ailleurs, aucune des cibles ne couvre les activités d’émission d’actions et d’obligations, un élément clef du financement des entreprises par les banques. Malgré leur diversité, toutes les cibles souffrent du même défaut : seules, elles ne permettent pas de mettre en place les mesures à court terme nécessaires pour maintenir l’objectif de 1,5°C à portée de main, la plus importante étant de cesser de financer les entreprises qui développent leur production de pétrole et de gaz.

Quelles banques, quels secteurs ?

Les six banques françaises qui ont rejoint la NZBA ont publié des cibles de décarbonation pour certains des secteurs à la plus forte intensité carbone, un prérequis à l’adhésion à la NZBA. Elles ont toutes adopté des cibles pour les secteurs pétro-gazier et électrique, exceptée La Banque Postale qui a une politique robuste d’exclusion des énergies fossiles, incluant notamment une sortie totale du charbon et des activités upstream et midstream du pétrole et du gaz d’ici 2030.

BNP Paribas, Crédit Agricole et La Banque Postale ont adopté des cibles pour le secteur de la production automobile. Crédit Agricole et La Banque Postale ont également adopté des cibles pour les secteurs du ciment et de l’immobilier commercial, La Banque Postale ciblant aussi l’immobilier résidentiel. Cependant, aucune des banques n’a adopté de cibles pour d’autres secteurs émetteurs majeurs comme le fer et l’acier, l’aluminium ou l’agriculture. Cet article se concentre sur les cibles relatives aux secteurs de l’énergie, étant donné le rôle central de ces secteurs dans les émissions.

Cibler le pétrole et le gaz

Quatre banques ont adopté des cibles pour réduire de 30 % d’ici à 2030 les émissions financées par leurs prêts au secteur du pétrole et du gaz. Le scénario « net zéro » de l’AIE (NZE) prévoit une réduction des émissions mondiales absolues de pétrole et de gaz de 23 % entre 2020 et 2030. Il est normal que la baisse des émissions de pétrole et gaz financées par les banques françaises soit supérieure à la baisse mondiale du scénario de l’AIE puisque la plupart de leurs financements sont réalisés dans des pays développés qui, pour des raisons de capacité et de responsabilité historique, doivent décarboner leurs activités plus vite que les pays en développement. Cependant, certaines banques doivent clarifier davantage leurs cibles afin de pouvoir les comparer avec celles de NZE  :

  • Concernant les émissions liées aux financements du pétrole et du gaz, le Crédit Agricole a les cibles les plus exhaustives et les plus claires pour 2030 : une réduction de 30 % des émissions absolues couvrant les scopes 1, 2 et 3.
  • La Société Générale vise aussi une réduction des émissions de 30 % mais elle ne couvre pas les émissions des scopes 1 et 2, ignorant ainsi les 20% des émissions provenant des activités upstream (exploration, développement et production) et midstream (infrastructures de transport et de stockage).
  • Le Crédit Mutuel a des cibles couvrant les trois scopes, mais sans préciser si elles sont fondées sur des valeurs absolues ou des valeurs en intensité.
  • BPCE ne couvre pas les scopes 1 et 2 et ne précise  pas non plus si ses cibles sont fondées sur des valeurs en absolu ou en intensité.

BNP Paribas a, certes, davantage détaillé ses cibles que les autres banques, mais doit encore fixer un objectif de réduction concernant les émissions absolues liées au financement du pétrole et du gaz en 2030. Le seul objectif de BNP Paribas lié à ces financements est une réduction de 10 % de l’intensité des émissions de CO2e dans tous les secteurs entre 2020 et 2025, ce qui pourrait théoriquement être atteint même si les émissions absolues financées par la banque pour le pétrole et le gaz augmentaient ; par exemple, si les prêts en cours pour les sables bitumineux étaient remboursés et si de nouveaux prêts étaient accordés à des entreprises telles que Saudi Aramco qui exploitent des ressources à plus faible intensité carbone.

BNP Paribas s’est fixé des cibles pour 2030, à savoir réduire l’exposition de son portefeuille de prêts de 80 % pour le pétrole upstream et de 30% pour le gaz upstream. Bien que cet objectif pour le pétrole soit indéniablement élevé, il n’est pas possible de dire si ces objectifs conjoints sont alignés sur le scénario NZE, d’une part car ils sont basés sur l’exposition financière plutôt que sur les émissions réelles, et d’autre part le NZE ne prend pas en compte les émissions du pétrole séparément de celles du gaz.

De la nécessité de cibler le méthane

Le méthane est un gaz à effet de serre puissant mais à courte durée de vie. Des rapports récents du Programme des Nations Unies pour l’environnement et de l’AIE ont souligné le besoin urgent – et la faisabilité – d’une réduction à court terme des émissions de méthane issues de l’exploitation des énergies fossiles si nous voulons maintenir le réchauffement en deçà de 1,5°C. La NZBA exige des banques qu’elles fixent leurs objectifs sur la base de métriques en équivalent CO2 (CO2e), ce qui signifie qu’elles doivent tenir compte de l’impact sur le climat d’autres gaz que le CO2, y compris le méthane.

Si l’équivalent CO2 est un indicateur complet, il est opaque et ne permet pas de connaître spécifiquement les émissions de méthane. Pour que les entreprises des énergies fossiles soient tenues de rendre compte de leurs efforts concernant ces émissions, il est préférable de présenter des cibles distinctes pour le CO2 et le méthane.

Mais aucune banque n’a publié de cibles dédiées au méthane. BNP Paribas et le Crédit Agricole ont publié des cibles en CO2e. BPCE et la Société Générale ne précisent pas si leurs cibles pétrole et gaz sont en CO2 ou en CO2e.

Cibles du secteur électrique

Toutes les cibles des banques françaises pour le secteur de l’électricité sont basées sur des métriques en intensité (CO2/kWh ou CO2e/kWh). Ces métriques sont importantes, en particulier pour comparer les ambitions d’acteurs dont les volumes de financement sont très différents. Si elles sont exprimées en CO2/kWh, elles permettent une comparaison directe avec la projection 2030 du scénario NZE. Cependant, les cibles en intensité doivent être complétées par des cibles d’émissions absolues afin d’évaluer le taux auquel une banque va réduire les émissions réelles qu’elle a financées et qui sont rejetées dans l’atmosphère.

L’objectif de 95 gCO2e/kWh fixé par le Crédit Agricole pour 2030 est le plus ambitieux pour le secteur de l’électricité ; tandis que celui de 138 gCO2e/kWh fixé par BPCE/Natixis est le moins ambitieux. BNP Paribas a adopté un objectif de 146 gCO2/kWh pour 2025 et n’a pas encore adopté de cible pour 2030 pour le secteur électrique.

Selon le scénario NZE de l’AIE, l’intensité carbone mondiale du secteur de l’électricité est de 138 gCO2/kWh en 2030. Si l’on tient compte du principe des Nations Unies selon lequel, pour des raisons de responsabilité historique et de capacité, les pays du Nord ont la responsabilité d’agir plus rapidement que ceux du Sud, les cibles des banques françaises pour le secteur électrique devraient être nettement plus ambitieuses que les moyennes mondiales du scénario NZE de l’AIE (1).

L’émission d’actions et d’obligations représente la moitié du problème

Contrairement à certaines grandes banques nord-américaines et britanniques (2), aucune banque française n’applique ses cibles à l’émission d’actions et d’obligations, bien qu’en général cela représente environ la moitié du financement bancaire annuel en direction des entreprises des énergies fossiles (3). La NZBA envisage de demander à ses membres, dans la prochaine version de ses recommandations, d’adopter des cibles pour leurs activités d’émission de titres. Mais elle ne devrait pas être publiée avant avril 2024 et rien ne garantit que la NZBA rendra cette inclusion obligatoire. L’organisme Platform for Carbon Accounting Financials (PCAF) doit publier prochainement sa méthodologie de mesure des émissions liées à l’émission. Les banques françaises devraient s’engager à utiliser cette méthodologie dès que possible et ne pas attendre, un an de plus, une possible décision de la NZBA sur ce sujet (4).

La nécessité de s’attaquer directement à l’expansion des énergies fossiles

La réduction annuelle de l’exposition aux secteurs à plus forte intensité carbone n’empêche pas l’octroi de nouveaux prêts aux entreprises qui construisent de nouvelles infrastructures d’énergies fossiles. C’est l’une des lacunes systémiques des cibles de décarbonation. En effet, les prêts commerciaux des banques sont généralement remboursés au bout de quelques années, après quoi les émissions associées à ces prêts disparaissent de leurs bilans, alors que les nouveaux champs pétroliers ou les nouvelles centrales à charbon continuent à émettre du CO2 pendant des décennies. Pour faire pression sur les entreprises d’énergies fossiles afin qu’elles cessent d’accroître leur production, il faut donc mettre en place des politiques rigoureuses qui limitent directement le financement des développeurs fossiles (5).

Parmi les membres français de la NZBA, tous ont des politiques limitant le soutien aux développeurs de charbon, mais seuls La Banque Postale et le Crédit Mutuel ont des politiques robustes. La Banque Postale a également adopté une politique exemplaire qui met fin au financement de l’expansion du pétrole et du gaz. Aucune des autres banques n’a de politique limitant le soutien aux développeurs pétro-gaziers (6), ce qui explique qu’elles continuent à soutenir massivement l’expansion fossile.

Pour être alignées avec l’objectif 1,5°C, les banques françaises ont besoin de politiques d’engagement et d’exclusion fortes, en plus de cibles de décarbonation ambitieuses pour tous les secteurs à forte intensité carbone. Ces cibles doivent inclure les activités d’émission d’actions et d’obligations, être détaillées et claires, inclure des métriques absolues et des métriques en intensité, avoir des objectifs distincts pour le CO2 et le méthane (en plus d’une mesure combinée en équivalent CO2), et se doivent d’être ambitieuses, avec des objectifs de réduction pour 2030 qui vont au-delà des chiffres globaux fixés dans le scénario « net zéro » de l’AIE.

Notes :

  1. Ce principe des Nations Unies de “responsabilités communes mais différenciées” se reflète dans les exigences de la campagne “Race to Zero” qui demande à ses membres, comme la NZBA, d’assumer une « part équitable » de la réduction de moitié des émissions mondiales d’ici 2030 (voir par exemple Reclaim Finance, Race to Zero : de nouveaux critères obligent les membres de la GFANZ à soutenir l’élimination progressive des combustibles fossiles, 16 septembre 2022).
  2. JPMorgan Chase, Wells Fargo, Goldman Sachs, TD Bank, Canadian Imperial Bank of Commerce et Barclays incluent l’emisson d’actions et d’obligations dans leurs cibles sectorielles de 2030.
  3. RAN et al., Banking on Climate Chaos: Fossil fuel finance report 2023, p.21, avril 2023.
  4. Les méthodes de mesure des émissions du secteur financier sont complexes et ne seront jamais parfaites. Les méthodes du PCAF ne sont pas exemptes de problèmes, mais elles sont désormais acceptées comme la norme du secteur. Il est préférable que toutes les banques s’engagent à utiliser des méthodologies standardisées qui peuvent être améliorées, plutôt que de voir les banques développer leurs propres méthodologies non comparables.
  5. Pour en savoir plus sur les lacunes des objectifs de décarbonisation, voir Reclaim Finance, Throwing Fuel on the Fire: GFANZ financing of fossil fuel expansion, pp.28-29, janvier 2023.
  6. Voir le Coal Policy Tool et le Oil and Gas Policy Tracker.

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2023-05-05T10:45:13+02:00