Les limites de l’énergie (pas si) propre

La limitation du réchauffement à 1,5°C nécessite d’importants investissements dans la transition énergétique. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et son scénario « Zéro émission nette d’ici 2050 » (NZE) [1], les investissements annuels dans les « énergies propres » doivent augmenter de 2,5 fois d’ici 2030 par rapport aux estimations de 2023. Cependant, il n’existe pas de notion d’énergie « propre », toutes les sources d’énergie ont inévitablement un impact sur l’environnement et la société. Bien que cela soit un aspect important, le fait d’être renouvelable ou d’avoir de faibles émissions de gaz à effet de serre ne suffit pas. Une transition rapide et équitable implique d’adopter une perspective globale et d’orienter les investissements vers des solutions soutenables, avec un impact minimal sur les communautés et les écosystèmes. Reclaim Finance propose un bref aperçu des sources d’énergie et des technologies incluses dans le champ des énergies propres de l’AIE et clarifie le cadre de la quête des énergies soutenables.

Consultez nos fiches en anglais sur les différentes technologies :

« Bas carbone » n’est pas suffisant pour être soutenable

La définition de l’énergie propre de l’AIE, qui repose essentiellement sur les émissions de GES, comprend : les combustibles fossiles avec captage et stockage/utilisation du carbone (CCUS), l’hydrogène, le nucléaire, l’éolien, le solaire, l’hydroélectricité, l’énergie marine, la géothermie, la biomasse solide, la bioénergie et l’énergie issue des déchets. Cependant, certaines de ces technologies prolongent l’utilisation des énergies fossiles, qui sont au cœur du problème, et plusieurs d’entre elles ont des impacts significatifs sur les communautés humaines et les écosystèmes, pouvant créer des dommages graves à long terme si elles sont développées à grande échelle.

Captage et stockage/utilisation du carbone (CCUS) : un pari risqué pour retarder la sortie des énergies fossiles

Parfois présentée par les défenseurs des énergies fossiles comme la solution pour décarboner la production d’électricité à partir de sources fossiles, la technologie CCUS présente d’importantes lacunes. Notamment, des coûts significatifs et probablement sous-estimés [2], une consommation énergétique élevée – un tel dispositif consomme 20 à 30% de l’énergie de la centrale électrique – augmentant ainsi la consommation d’énergies fossiles, et des taux de capture insuffisants. De plus, bien que la CCUS soit discuté depuis longtemps, il n’y a actuellement que deux projets en cours dans le monde entier, tous deux ont fonctionné en deçà du taux de capture prévu et ont rencontré des problèmes financiers [3]. Ces projets illustrent comment, en passant de la théorie à la pratique, la CCUS échoue à tenir ses promesses : parier sur cette technologie incertaine pour décarboner l’électricité compromet la réduction des émissions de CO2.

Hydrogène : une technologie énergivore actuellement dépendante des énergies fossiles

Actuellement, l’hydrogène produit à partir d’énergies fossiles – un processus fortement émetteur de CO2 – représente 81 % de la production mondiale [4]. Même couplées à la CCUS, ces méthodes de production ont des impacts climatiques significatifs. L’hydrogène ne peut être soutenable que s’il s’agit d’hydrogène dit « vert » – c’est-à-dire produit par électrolyse de l’eau alimentée par des sources soutenables – et qu’il est utilisé pour des secteurs spécifiques. L’hydrogène électrolytique nécessite de grandes quantités d’énergie et représente actuellement seulement 0,04 % de la production mondiale. Son usage doit donc être limité aux secteurs non-électrifiables et aux industries telles que l’acier et la transport maritime, et non au chauffage résidentiel ni au stockage d’énergie, où des alternatives plus efficaces sont disponibles et déployables à grande échelle.

L’énergie nucléaire : l’éléphant dans la pièce

L’énergie nucléaire n’est pas non plus une solution soutenable pour la transition énergétique. En cause, des délais prolongés et des investissements massifs nécessaires au développement de nouvelles capacités nucléaires [5], qui ne permettent pas d’agir assez rapidement pour atteindre la décarbonation de l’électricité d’ici 2040. De plus, avec des réserves d’uranium limitées [6], le développement massif à l’échelle mondiale de l’énergie nucléaire est incompatible avec une soutenabilité de long terme [7]. Enfin, les coûts très élevés de l’énergie nucléaire questionnent sa pertinence dans un contexte où la transition doit advenir à l’échelle globale et où les investissements doivent particulièrement accélérer dans les marchés émergents et économies en développement (EMDE).

Toutes les énergies renouvelables ne sont pas soutenables

La bioénergie : le faux ami renouvelable avec de lourds impacts négatifs

  • Biomasse solide
    La combustion de biomasse solide (bûches, copeaux de bois ou granulés) émet de grandes quantités de CO2 – entre 3 % et 50 % de plus que le charbon par unité d’énergie produite. Néanmoins, ses partisans lui confèrent un intérêt d’un point de vue climatique en supposant que les émissions de CO2 de la combustion sont ensuite captées lorsque les arbres repoussent, aboutissant à une somme nulle. Cependant, il faut des décennies pour que ce carbone soit potentiellement réabsorbé par la croissance des forêts. Les scientifiques parlent de la création d’une « dette carbone » qui augmente à mesure que davantage d’arbres sont abattus pour produire de la bioénergie [8] et qui est incompatible avec la nécessité de réduire les émissions absolues de CO2 à court terme. De plus, il n’y a aucune certitude que cette réabsorption du carbone aura effectivement lieu, car la croissance des arbres peut être menacée par des facteurs tels que les incendies et les aléa météorologiques (dont les risques et l’intensité sont augmentés par le réchauffement climatique), une mauvaise gestion forestière ou la concurrence pour l’utilisation des terres.
  • Biogaz et biocarburants
    Le biogaz et les biocarburants sont majoritairement produits à partir de déchets organiques ou de cultures qui, à l’échelle industrielle, concurrencent les terres agricoles et endommagent les écosystèmes naturels. De plus, ils peuvent avoir des intensités de GES comparables à celles des combustibles fossiles sur l’ensemble du cycle de vie , voire plus grandes, en faisant une source d’énergie véritablement non soutenable.

Les sources d’électricité soutenable à développer massivement

  • Solaire, éolien, énergie marine et géothermie
    L’énergie soutenable est produite par des sources renouvelables avec des impacts limités sur la biodiversité et les communautés, et dont le développement est guidé par des politiques robustes en matière de droits humains [9], telles que les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains (UNGPs) [10] ou le Consentement libre, préalable et éclairé (CLPE) [11]. Cela inclut le solaire (photovoltaïque et thermique), l’éolien (terrestre et en mer), l’énergie marine et la géothermie avec de faibles émissions de CO2.
  • Hydroélectricité
    Pour être soutenable, l’hydroélectricité de grande échelle doit respecter les recommandations de la World Commission on Dams [12]. A plus petite échelle, certaines précautions doivent être respectées [13] en fonction du contexte local spécifique, de la biodiversité et des communautés humaines. Dans tous les cas, l’hydroélectricité ne doit pas compromettre les efforts de restauration des cours d’eau et de la biodiversité. En ce qui concerne l’Union européenne, la plupart du potentiel hydroélectrique a déjà été exploité, avec des impacts négatifs significatifs sur les écosystèmes et la biodiversité [14]. Aucune nouvelle centrale hydroélectrique ne devrait être développée dans l’UE, et les financements visant à y augmenter les capacités hydroélectriques devraient y être axés exclusivement sur la rénovation et la modernisation des centrales existantes, le cas échéant.

Stockage, transmission et distribution de l’électricité

En raison du caractère décentralisé et de l’intermittence du solaire et de l’éolien notamment, l’expansion des capacités énergétiques soutenables nécessite le développement de réseaux électriques plus flexibles [15] – c’est à dire la modernisation, rénovation et densification des infrastructures de transmission et de distribution -, le stockage par batteries et le stockage saisonnier, ainsi que le développement de solutions d’énergie soutenables autonomes telles que les mini-réseaux pour les besoins hors du réseau principal. Il est donc important de ne pas omettre de financer massivement ces infrastructures.

En réalité, plusieurs sources et technologies d’énergie dites « propres » sont de fausses solutions qui détournent les investissements des solutions véritablement soutenables, réduisant ainsi nos chances de limiter effectivement le réchauffement climatique à 1,5°C. C’est d’autant plus problématique si l’on prend en compte que dans le scénario NZE, basé sur les énergies « propres », le réchauffement climatique atteint légèrement plus de 1,5°C en 2050 et diminue à environ 1,4°C d’ici 2100, avec seulement une probabilité de 50 % en raison de l’incertitude scientifique.

Pour atténuer ce risque, et bien que les objectifs chiffrés de l’AIE soient des références utiles afin de guider les politiques des institutions financières, les banques doivent concentrer leurs efforts sur des technologies dont l’efficacité est prouvée, qui ont des impacts limités sur les écosystèmes et les communautés humaines, déployables rapidement et à grande échelle dès maintenant. Les technologies basées sur des paris risqués sur l’avenir sont donc exclues du champ de l’énergie soutenable.

Pour les institutions financières, la priorité à ce sujet est la transparence, ce qui veut dire publier l’inventaire détaillé des sources d’énergie et des technologies intégrées dans leur financement à la transition énergétique. Reclaim Finance les exhorte à s’aligner sur le périmètre de l’énergie soutenable défini ci-dessus et à prendre des cibles quantifiées d’ici 2030. Ces aspects sont évalués dans le Sustainable Power Policy Tracker [19].

Avertissement : Reclaim Finance a basé cette analyse sur des recherches approfondies et travaille actuellement à la création de fiches synthétiques pour chacune des principales sources et technologies discutées dans cet article. Les liens seront ajoutés progressivement à mesure de leurs publications.

Notes :

  1. Agence internationale de l’énergie, World Energy Outlook, 2023.
  2. Les coûts actualisés de l’énergie (LCOE) du charbon et du gaz augmenteraient respectivement de 100% et de 75 % avec la mise en œuvre des systèmes de CCUS, ce qui contribuerait à augmenter les factures d’électricité, en plus d’une augmentation sans précédent des prix de l’électricité. De plus, les coûts du CCUS ne semblent pas bénéficier d’effets d’apprentissage : les coûts prévus sont passés de 2990 USD/kW en 2007 à 4150 USD/kW en 2017, tous exprimés en termes de 2022. IEEFA, CCS For Power Yet to Stack Up Against Alternatives, mars 2023.
  3. IEEFA, The ill-fated Petra Nova CCS project: NRG Energy throws in the towel, Octobre 2022
    IEEFA, Boundary Dam 3 Coal Plant Achieves Goal of Capturing 4 Million Metric Tons of CO2 But Reaches the Goal Two Years Late, Avril 2021
  4. Les 18 % restants de la production sont obtenus comme coproduit du reformage du naphta – une étape du processus de raffinage du pétrole. Source : Agence internationale de l’énergie, Global Hydrogen Review 2022 p.71, consultée le 21 juillet 2023.
  5. https://www.cell.com/joule/fulltext/S2542-4351(23)00281-7#figures
  6. Agence pour l’énergie nucléaire (NEA), Uranium 2020: Resources, Production and Demand, OECD Publishing, Paris. 2020
  7. Bien que de nouvelles générations de réacteurs capables de fonctionner avec d’autres combustibles que l’uranium puissent voir le jour, ces technologies ne sont pas encore au point, ce qui les rend encore moins compatibles avec le calendrier de transition énergétique que les technologies des réacteurs nucléaires actuels.
  8. Letter from scientists to the EU parliament regarding forest biomass, Janvier 2018.
  9. BHRRC, Recommendations for human rights in the renewable energy sector , Juin 2020.
  10. ONU, Guiding Principles on Business and Human Rights, 2011.
  11. Free, Prior and Informed Consent | Indigenous Peoples | Food and Agriculture Organization of the United Nations (fao.org)
  12. The report of the World Commission on Dams, 2000.
  13. Pavlakovič, B., Okanovic, A., Vasić, B. et al. Small hydropower plants in Western Balkan countries: status, controversies and a proposed model for decision making. Energ Sustain Soc 12, 9 (2022).
  14. WWF, Hydropower in EU, Mars 2021.
  15. La rénovation, l’expansion et la flexibilisation des réseaux électriques pourraient représenter 45% des financements à l’approvisionnement en électricité. ETC, Financing The Transition: Making Money Flow For Net Zero, Mars 2023.
  16. Sustainable Power Policy Tracker

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2024-02-14T18:25:37+01:00