Taux d’intérêt ‘vert’ vs. ‘brun’ : comment faire ?

Fin décembre, Emmanuel Macron s’est positionné en faveur ‘d’un taux d’intérêt vert et d’un taux d’intérêt brun’ dans une tribune publiée dans Le Monde (1). Une position déjà évoquée lors de la COP28 lorsque le chef de l’Etat français a incité la finance privée à se mettre au service de l’action climatique (2). Mais si plusieurs leviers existent pour créer ce taux d’intérêt vert et brun, un seul permettrait d’atteindre directement ce résultat sans mobiliser massivement les finances publiques : la création d’un taux différencié par la Banque centrale européenne. 

Les taux différenciés : un apport important pour la transition

La prise de position du chef de l’Etat s’inscrit dans un contexte de taux relativement haut qui défavorise les énergies soutenables par rapport aux énergies fossiles (3). En effet, si le coût complet de production de l’énergie solaire et éolienne tout au long de leur durée de vie est désormais inférieur à celui du charbon ou du gaz, ces énergies nécessitent des investissements initiaux plus importants. Par ailleurs, d’autres activités essentielles à la transition sont aussi négativement impactées par la hausse des taux, comme la rénovation énergétique des bâtiments.

Si les grandes banques de l’Union européenne mettent souvent en avant leurs financements aux énergies renouvelables, elles ne consacrent aujourd’hui que 1,6 euros aux “énergies propres” (4) pour chaque euro investi dans les énergies fossiles, contre 6 euros nécessaires en 2030 d’après l’Agence Internationale de l’Energie (5). Surtout, ces banques ont encore soutenu les énergies fossiles à hauteur de plus de $85 milliards en 2022 (6).

La création d’un différentiel de taux entre “brun et vert” contribuerait à casser ces dynamiques qui mettent en danger l’atteinte des objectifs climatiques français et européens (7). Si plusieurs leviers peuvent être activés pour obtenir ce différentiel, une option apparait particulièrement efficace et pertinente : la création d’un taux différencié par la Banque centrale européenne (BCE).

La voie royale des taux différenciés de la BCE

La BCE définit les taux d’intérêt qui s’appliquent aux banques. Ces taux, dits “directeurs”, se répercutent ensuite sur les taux des prêts pratiqués par les banques auprès des entreprises, ménages et acteurs publics. La banque centrale pourrait donc définir un taux plus bas pour le financement d’activités “vertes”, en commençant par les énergies soutenables et la rénovation énergétique.  

Concrètement, ce mécanisme pourrait prendre la forme de “Targeted Longer Term Refinancing Operations” (TLTROs) qui permettent aux banques de se financer à plus long terme. Introduit pendant la crise du Covid-19, le programme de TLTROs a offert un taux réduit aux banques qui atteignaient un certain volume de prêts. Un dispositif similaire pourrait être mis en place en remplaçant cette condition de volume par une condition de ciblage vers des activités “vertes”. 

Cette mesure pourrait être appliquée sans changement de mandat de la BCE. En effet, la BCE a pour mandat de maintenir la stabilité des prix et de soutenir les politiques, notamment climatiques, de l’Union européenne. Or, la crise climatique et notre dépendance aux énergies fossiles sont des sources importantes de volatilité des prix et peuvent déclencher des chocs inflationnistes (8). Un exemple récent est la flambée des prix du gaz entre 2021 et 2023 qui a contribué à la hausse des prix partout en Europe (9). 

D’autres leviers à l’efficacité incertaine

D’autres leviers pourraient être mobilisés pour contribuer à l’apparition d’un différentiel de taux entre “vert” et “brun”, mais avec le risque de se heurter à de nombreuses contraintes pour un impact plus incertain.

Tout d’abord, des contraintes pourraient être mises en place pour pousser le financement des activités “vertes”. Ainsi, les banques européennes pourraient être contraintes de consacrer 6€ aux énergies soutenables pour chaque € investi dans les énergies fossiles. De plus, la BCE et l’ensemble des superviseurs européens pourraient augmenter les obligations de capital des banques finançant les énergies fossiles en améliorant la prise en compte des risques liés à ce type de financement (10). Cependant, dans les deux cas, l’effet sur les conditions de financement des énergies serait indirect et est difficile à établir.

Par ailleurs, les États membres peuvent aussi mobiliser directement les finances publiques pour abaisser les taux d’intérêts des activités vertes. Les États européens mettent déjà en œuvre différents dispositifs comme des garanties spécifiques et la subvention de prêts à “taux zéro”. Si ces dispositifs peuvent s’avérer utiles, l’existence d’un taux différencié de la BCE permettrait de diminuer leur coût et de rediriger les dépenses liées vers les publics les plus précaires pour lesquels l’endettement n’est pas une solution (11). Il irait aussi au-delà du périmètre généralement restreint de ces dispositifs nationaux et concernerait tous les acteurs, sans besoin de démarches administratives spécifiques.

Ainsi, si plusieurs leviers peuvent être activés pour obtenir un différentiel de taux entre “vert” et “brun”, la mise en place de taux différenciés au niveau de la BCE se distingue par son efficacité et sa simplicité. La mesure créerait de facto une incitation forte à financer les activités vertes comme les énergies soutenables et la rénovation des bâtiments partout dans l’UE. Elle serait parfaitement cohérente avec le mandat de la BCE, tout en permettant aux Etats membres comme la France de rediriger leurs aides publiques vers les personnes vulnérables et activités qui ne peuvent être financées par l’emprunt. Les banquiers centraux de l’Eurosystème restent pour l’instant très discrets sur le sujet, la prise de position du Président de la République les poussera-t-elle à sortir de leur réserve ?
 

Notes :

  1. Emmanuel Macron, Tribune dans Le Monde, 29 décembre 2023 (article réservé aux abonnés). 
  2. Le Monde, Des ONG appellent la Banque centrale européenne à favoriser les investissements verts, 20 décembre 2023 (article réservé aux abonnés). 
  3. Voir l’étude de cas aux Pays-Bas et l’analyse de Sustainable Finance Lab qui met en avant les conséquences de la hausse des taux sur les entreprises des énergies soutenables (mai 2023). 
  4. BNEF, Energy Supply Investment and Bank Financing Activity, février 2023. 
  5. Agence Internationale de l’énergie, World Energy Outlook 2023. 
  6. Rainforest Action Network, Reclaim Finance et al, Banking on Climate Chaos 2023. 
  7. Reclaim Finance, Élections européennes : nos quatre mesures clefs pour la finance privée, août 2023. 
  8. Reclaim Finance, Managing Inflation by Supercharging a Clean Energy Transition, septembre 2022. 
  9. Reclaim Finance, Quand le gaz fait grimper l’inflation : Les leçons européennes de 2021-2023, décembre 2023. 
  10. Les énergies fossiles se distinguent d’un point de vue prudentiel car ces actifs sont particulièrement susceptibles de perdre leur valeur (risque de transition) et contribuent de manière importante à l’émergence de risques physiques tels que les risques d’évènements météorologiques extrêmes. Cependant, la prise en compte de ces risques est aujourd’hui limitée. De plus, l’option d’augmenter les obligations de capital des banques n’a pas été choisie par les autorités européennes dans le cadre de la révision des obligations de capitaux, notamment via la Capital Requirement Regulation et Solvency II. 
  11. En France, le dispositif emblématique en la matière est “l’éco-PTZ” pour la rénovation énergétique. 100 000 éco-PTZ aurait été octroyés en 2023 pour un coût de 45 millions d’euros sur l’année, ce chiffre devrait monter à 119 millions en 2024 avec l’octroi de 123 000 prêts. Le coût pour l’Etat vient de la compensation les banques pour l’absence de taux d’intérêt. Cette compensation augmente avec les taux de marchés et s’étale sur cinq ans. Le coût individuel d’un éco-PTZ ne donc peut être analysé sur une seule année et augmente lorsque les taux pratiqués par les banques sont plus hauts. En parallèle, les périodes de taux haut entrainent aussi une augmentation du recours à l’éco-PTZ. Par ailleurs, plus de 68% des éco-PTZ de 2022 concernaient les trois derniers déciles de revenus, contre seulement 6,5% dans les quatre premiers déciles. 

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2024-01-11T10:01:17+01:00