Quand une taxonomie “durable” n’est-elle plus durable ? Quand elle est accaparée par les lobbyistes d‘industries polluantes. C’est la principale conclusion – peu surprenante mais toujours malheureuse – de notre nouveau rapport sur l’offensive de lobbying de 85 millions d’euros menée par les industries gazière et nucléaire pour forcer les portes de la « taxonomie durable » de l’Union européenne, avec le soutien de puissants états membres. Leurs efforts portent leurs fruits, l’inclusion possible de ces énergies ayant été confirmée il y a deux semaines dans la « stratégie finance durable » de la Commission européenne. Cependant, il n’est peut-être pas trop tard pour sauver la taxonomie.
L’issue de ce combat est importante. La taxonomie définira le cadre de l’investissement « durable » en Europe et sera étudiée dans le monde entier. A ce titre, elle a été vivement débatue. En mars 2020, les recommendations finales du groupe d’experts techniques (TEG) de la Commission laissaient entrevoir l’exclusion effective du gaz et du nucléaire de la taxonomie, poussant les deux lobbies à redoubler d’efforts. Pourtant, les énergies fossiles – dont le gaz – ne pourront jamais être durables et que le nucléaire, bien qu’il ne puisse être placé sur le même plan au niveau de ces impacts climatiques, pose des problèmes majeurs de durabilité.
Mettre les gaz
L’industrie du gaz a remué ciel et terre pour être incluse à la taxonomie européenne. 776 personnes ont été employées par 182 entreprises et groupes d’intérêts gaziers pour faire pression sur l’UE. Ensemble, ils ont dépensé entre 64,9 et 78,4 millions d’euros chaque année, avec des contributions importantes de grandes compagnies pétrolières telles que Shell, BP Exxon et TotalEnergies (1). L’argent paye : les lobbyistes ont obtenu le nombre extraordinaire de 323 réunions avec des fonctionnaires européens, soit plus d’une réunion tous les deux jours (2). Ces résultats ont été renforcés par le soutien d’États d’Europe centrale et de l’est, tels que la République tchèque, la Hongrie et la Pologne, qui misent sur le gaz pour remplacer leurs flottes de centrales à charbon.
Pour convaincre, les lobbyistes du gaz mettent en avant une « énergie de transition » (3). Mais en réalité, le gaz peut émettre autant de gaz à effet de serre (GES) que le charbon et est récemment devenu le plus grand émetteur de GES du secteur électrique européen. De plus, la production mondiale de gaz doit être réduite de manière drastique pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C et l’Europe dispose déjà de trop d’infrastructures et de centrales pour respecter cet objectif.
Carburer au nucléaire
Alors que le lobby du gaz a déployé une véritable armada, l’industrie nucléaire et ses soutiens – qui pèsent moins de 7,9 millions d’euros par an, avec 119 personnes issues de 27 organisations – ont adopté une approche chirurgicale. La fréquence des réunions entre les commissaires européens et les lobbyistes du nucléaire a pourtant plus que doublé après leur exclusion par le TEG (4). Le rapport dévoile ainsi le rôle joué par des groupes « astroturfés », créés pour imiter des groupes “indépendants” de la société civile, ainsi que par les experts de l’industrie nucléaire, dont l’influence s’étend jusqu’au Comité commun de recherche (CCR) de la Commission européenne.
Comme son homologue du gaz, l’industrie a amplement bénéficié du soutien d’États, et partculièrement de la France, dépendante du nucléaire, étant à la tête d’une coalition de sept États qui plaident avec véhémence pour son inclusion. Notons que le gouvernement français s’est associé à des défenseurs notoires du gaz pour promouvoir le nucléaire au moment où il adoptait une position plus conciliente sur l’inclusion du gaz, dans une démarche qui ressemble beaucoup à un accord « nucléaire contre gaz ». L’entreprise publique française EDF a été le plus grand lobbyiste nucléaire individuel, dépensant plus de 2 millions d’euros par an en lobbying européen.
Les défenseurs du nucléaire cherchent à le dépeindre comme respectueux de l’environnement (5), en soulignant avant tout son rôle de source d’énergie « décarbonée ». Pourtant, cette caractéristique n’est pas suffisante pour prétendre à être inclu à la taxonomie. Comme l’affirme le rapport, le nucléaire ne respecte pas le principe « Do No Significant Harm » (DNSH), qui est au cœur de la taxonomie, car il pose des risques environnementaux significatifs, comme l’ont reconnu divers groupes d’experts.
Un moment de vie ou de mort pour la taxonomie durable
Si la Commission a permis aux industries gazière et nucléaire d’arriver sur le seuil de la taxonomie, elles ne l’ont pas encore franchi. C’est un moment de vie ou de mort pour la taxonomie durable, avec des conséquences potentiellement énormes pour le climat. Reclaim Finance appelle la Commission, le Parlement européen et les États membres à tenir compte de la science et à exclure le gaz et l’énergie nucléaire de la taxonomie, sauvant ainsi le porte-étendard de la stratégie finance durable de l’UE. Mais la taxonomie n’est qu’une étape dans la transition de l’UE vers la durabilité. Pour que celle-ci réussisse, il est grand temps que les lobbyistes des énergies fossiles soient expulsés des couloirs européens.