ENGIE : un plan climat lacunaire et non aligné

A travers le dépôt d’une résolution, 16 investisseurs attendent d’ENGIE une consultation régulière de ses actionnaires sur son plan climat et son application annuelle ainsi que l’intégration dans ce plan d’indicateurs jugés nécessaires à l’évaluation de sa crédibilité et des risques qui y sont liés. L’analyse du plan climat d’ENGIE par Reclaim Finance atteste de la pertinence de cette résolution. Malgré quelques améliorations récentes sur le degré d’informations fournies, le plan demeure incomplet. Il laisse par ailleurs apparaître des lacunes suffisantes permettant de douter fortement de la capacité d’ENGIE de tenir ses propres engagements climatiques, quand bien même ces derniers ne visent pas une limitation du réchauffement planétaire à 1,5 °C. Reclaim Finance appelle donc les investisseurs à voter en faveur de cette résolution.

Le plan climat d’ENGIE vise comme objectif principal la neutralité carbone à l’horizon 2045 selon une trajectoire de réchauffement planétaire de 1,7 °C. Un tel engagement implique d’agir sur l’intégralité de l’énergie que l’entreprise produit ou vend, et ce tout au long de la chaîne de valeur – depuis les émissions liées à la production des combustibles, jusqu’à leur consommation finale, en passant par les activités de vente de gaz en complément de la production d’électricité).

En dépit d’investissements conséquents dans les énergies renouvelables, ENGIE fait avant tout reposer sa stratégie sur le développement d’un gaz 100 % “renouvelable” (reposant sur le biométhane, d’e-méthane, et d’hydrogène vert) [1]. Pourtant, ENGIE n’a ni renoncé au développement de nouvelles centrales à gaz mais accroît actuellement sa dépendance au gaz de schiste américain, à travers la signature de contrats d’importation courant jusqu’en 2042.

C’est dans ce contexte que 16 investisseurs ont décidé de déposer une résolution actionnariale donnant à la direction la possibilité d’organiser un vote consultatif des actionnaires tous les trois ans sur le plan climat (ou plus tôt s’il connaît des modifications importantes), et tous les ans sur sa mise en oeuvre. Une demande de discussion à l’ordre du jour souhaite également que la direction publie une batterie d’indicateurs clés dans l’optique notamment de mieux évaluer la trajectoire de décarbonation de l’entreprise à l’aune des objectifs de limitation du réchauffement à 1,5°C [2].

Un plan qui demeure incomplet

ENGIE a publié le 14 mars dernier son Rapport intégré 2023 (TCFD) [3] dans lequel plusieurs avancées sont à relever, notamment quelques précisions sur les émissions de scope 3 déclinées sur chacune des activitées ; l’ajout de cibles de décarbonation sur la production d’électricité et sa consommation (- 66 % d’ici 2030 sur scope 1 et 2), ainsi que sur la baisse des émissions de méthane issues des infrastructures gazières (- 30 % d’ici 2030) ; et un détail des postes d’émissions concernés par les différentes cibles de décarbonation existantes.

Le 17 avril, ENGIE a fait de nouvelles annonces [4], très clairement en vue de dissuader les investisseurs de porter la résolution jusqu’à l’assemblée générale. De très maigres nouvelles informations sont données:

  • Engie n’apporte qu’une transparence limitée quant à son mix électrique à 2025 et 2030 en publiant visuellement à travers quelques graphiques non chiffrés.
  • Engie confirme son engagement d’augmenter ses investissements de croissance, de 15 à 16 milliards d’euros sur la période 2021-2023 à 22 à 25 milliards sur la période 2023-2025, mais n’apporte aucune granularité par type d’énergie. ENGIE va au-delà de la ventilation par business unit pour opérer une division en trois catégories. Cependant, aucune granularité n’est faite pour distinguer les activités de chaque catégorie. Ainsi, les CAPEX dans l’éolien, le solaire et l’hydraulique sont reportés ensemble dans la catégorie production d’électricité renouvelable. Mais surtout, la production de gaz vert (comprenant le biogaz, le biométhane et l’hydrogène) est reportée avec les capacités de stockage d’énergie électrique telles que les batteries.
  • ENGIE, qui a un objectif de 100% de gaz vert en 2045, publie un graphique qui indique qu’environ 15% de ses ventes de gaz reposeront sur du gaz vert en 2030. Ce faible “objectif” indicatif souligne la non maturité de ces technologies qui, par ailleurs, supposent l’utilisation prolongée de méthane, un gaz 84 fois plus réchauffant que le CO2 sur 20 ans.

De grosses lacunes demeurent donc et suffisent à justifier la demande exprimée par les auteurs de la résolution pour plus de transparence :

  • Jusqu’à l’année dernière, les émissions en amont liées à l’achat d’électricité pour revente n’étaient pas incluses, alors qu’elles représentent plus de la moitié des émissions de la catégorie 3.3 (activités liées aux combustibles et à l’énergie) et 15 % des émissions totales en 2022. [5] ENGIE a confirmé que ces émissions ne sont pas prises en compte dans les cibles certifiées par le SBTi, et ne sont pas couvertes par des objectifs absolus d’ici à 2030.
  • Par ailleurs, le groupe n’a pas fixé d’objectifs de réduction des émissions pour 2025.
  • Malgré les progrès en termes de ventilation des CAPEX sous trois catégories, ENGIE ne divulgue pas de manière assez granulaire sa stratégie d’investissement (CAPEXex et OPEX) à court et moyen terme, ventilés par type d’énergie et par orientation entre croissance et maintenance pour les CAPEX.
  • Comme indiqué ci-dessus, le groupe ne publie pas ses prévisions de production et d’activité ainsi que son mix énergétique à court, moyen ou long terme. Seuls des graphiques sur son mix électrique à 2025 et 2030 ont été divulgués, sans chiffre précis, ni même volume total de production envisagé.
  • Alors que la stratégie de décarbonisation d’ENGIE s’appuie fortement sur la production et la consommation de “gaz renouvelable”, le groupe ne détaille pas les objectifs de production et de consommation au-delà de 2030, ni la part de l’infrastructure existante qui pourrait être convertie au “gaz renouvelable”. Il n’y a pas non plus d’objectifs concernant l’utilisation des solutions de capture et de stockage du carbone (CCS), pourtant mentionné dans la stratégie du groupe.
  • ENGIE est en passe d’atteindre son objectif en matière de capacité de production d’électricité renouvelable en 2030 et a fait état de la capacité potentielle des batteries en 2030. Le groupe devrait cependant accroître son ambition et fixer des objectifs au-delà de 2030, que ce soit dans le développement des énergies renouvelables que dans les solutions soutenables de flexibilité [6].
  • Le groupe ne divulgue pas le scénario scientifique de référence sur lequel il se base pour fixer ses objectifs de décarbonation.

Un plan truffé d’incohérences

Au-delà des besoins de plus de transparence, de sérieux doutes persistent sur la crédibilité de ce plan vis-à-vis des objectifs climatiques fixés par ENGIE :

  • Plus de la moitié de sa sortie progressive du charbon par ENGIE avant 2022 a reposé sur la vente d’actifs. [7] Bien que cela ne permette pas d’atteindre les réductions d’émissions de GES nécessaires pour s’aligner sur une trajectoire de 1,5 °C, ENGIE envisage toujours de vendre sa participation dans la centrale à charbon de Safi, au Maroc.
  • ENGIE ne s’est pas engagée à ne pas construire de nouvelles centrales au gaz et prévoit toujours de construire 1,2 GW, malgré son ambition d’utiliser 100 % de “gaz renouvelables” d’ici à 2045. [8] L’entreprise doit encore préciser comment elle entend se désengager de ses actifs gaziers dans un avenir proche, avec un plan de fermeture ou de conversion actif-par-actif spécifiant le nom des actifs, la date de mise hors service ou de conversion au “gaz renouvelable”, et la capacité concernée.
  • Bien qu’elle ait fait état de sa stratégie de décarbonation du gaz, ENGIE a signé l’année dernière une extension et deux nouveaux contrats de GNL à long terme pour du gaz de schiste américain. Compte tenu des lourdes conséquences environnementales de la fracturation hydraulique et de son interdiction en France, ENGIE devrait expliquer comment elle concilie ces contrats avec ses engagements climatiques, développer sa stratégie d’approvisionnement en gaz et détailler comment elle applique des critères d’exclusion liés aux questions environnementales, sociales et géopolitiques.

Reclaim Finance appelle les actionnaires d’ENGIE à soutenir cette résolution et à persévérer dans le dialogue avec l’entreprise pour obtenir une amélioration de la qualité de son plan climat. Bien qu’elles ne soient pas contraignantes, les demandes de consultation et de publication de certains indicateurs clés indiquent clairement les attentes des investisseurs quant à plus de transparence et de dialogue actionnarial sur le plan climat de l’entreprise.

S’ils sont 16 à co-déposer la résolution, ils étaient 46 investisseurs en mars 2023 et 30 l’année dernière à appeler à une généralisation des Say on Climate et à l’intégration d’un socle minimum d’informations dans les plans climat des entreprises [9]. Parmi eux figurent des grands noms de la gestion d’actifs tels qu’Amundi mais aussi Ostrum, Crédit Mutuel Asset Management. La cohérence voudrait qu’ils approuvent la résolution soumise au vote en vue de l’assemblée générale du 26 avril. La résolution ayant été relayée au niveau du CA100+, le soutien de ses membres parmi lesquels se trouvent BNP Paribas AM et AXA IM seraient aussi bienvenus [10].

Les investisseurs institutionnels sont également invités à adopter des politiques spécifiques à la production d’électricité afin de pousser les entreprises du secteur à renoncer à leur expansion dans le gaz fossile et les encourager à allouer 5 dollars dans la production d’électricité soutenable pour chaque dollar mis dans les énergies fossiles. [11]


Notes :

  1. La terminologie “gaz renouvelable” d’ENGIE fait référence au biométhane, au e-methane (aussi appelé méthane synthétique), et à l’hydrogène vert (hydrogène produit par électrolyse de l’eau à partir d’électricité renouvelable). Toute mention subséquente à “gaz renouvelable” désigne cette terminologie d’ENGIE et les trois types de gaz qu’elle recouvre.
  2. Voir le texte de la résolution et l’exposé des motifs, ainsi que la demande d’inscription d’une discussion à l’ODJ sur les ‘informations requises par les investisseurs pour évaluer le plan climat de l’entreprise. ENGIE s’est engagé « à consulter ses actionnaires sur sa stratégie climatique tous les trois ans ou en cas de changement significatif de celle-ci », mais recommande toutefois de voter contre. Voir la réponse du Conseil d’Administration d’ENGIE au dépôt de la résolution.
  3. ENGIE, Accélérer la transition énergétique. Rapport intégré 2023, Mars 2023.
  4. ENGIE, Addendum au cahier climat 2023, Avril 2023.
  5. Les deux cibles de décarbonation en absolu sur lesquelles s’engage ENGIE couvrent les émissions liées à la production d’électricité sur le scope 1 et 3.15 (investissements) ainsi que celles liées à la vente des produits énergétiques vendus sur le scope 3.11 (consommation des produits). Les émissions liées à la production des combustibles achetés pour production d’énergie et des produits énergétiques achetés pour revente ne sont donc pas prises en compte dans ces cibles (scope 3.3). Un manquement qui n’est pas sans lien avec les interrogations liées au bilan carbone du GNL.
  6. Les solutions de flexibilité désignent toute technologie ou tout système permettant de faire correspondre l’offre et la demande d’électricité dans un système fondé sur les énergies renouvelables, soit par une réduction de la demande, soit par une augmentation de l’offre. Les turbines à gaz ne sont qu’une solution potentielle parmi d’autres, aux côtés par exemple des batteries et stockages par pompage hydraulique pour agir sur l’offre, ou de mécanismes de gestion de la demande pour agir sur la demande.
  7. Reclaim Finance, ENGIE’s dirty coal phase-out: replacing one problem with another, Novembre 2022.
  8. Reclaim Finance, Gaslighting : Financing fossil gas power is leading Europe’s energy transition astray, page 38, Avril 2023.
  9. Il est peu probable de voir la société de gestion d’AXA voter pour une résolution rejetée par Jean-Pierre Clamadieu, Président du conseil d’administration d’ENGIE et membre de celui d’AXA.
  10. Voir les tribunes des investisseurs sur le Say on Climate, mars 2022 et mars 2023.
  11. BloombergNEF, New Energy Outlook 2022, 10. Investments.

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2023-04-26T11:53:02+02:00