Commission d’enquête sénatoriale : réguler la finance pour contraindre TotalEnergies

Depuis janvier 2024, une commission sénatoriale étudie la manière dont l’Etat s’assure que TotalEnergies respecte les engagements climatiques de la France. La commission d’enquête, qui finalise actuellement son rapport, a mené 42 auditions pour faire la lumière sur les impacts climatiques de l’entreprise et sur les soutiens dont elle bénéficie de la part de l’Etat. L’audition de plusieurs acteurs financiers a souligné la reconnaissance par les décideurs politiques du rôle central de la finance dans les orientations du secteur énergétique. Reclaim Finance, sollicité pour partager ses analyses avec les sénateurs, appelle l’Etat à agir à travers tous les leviers à sa disposition, et rappelle ses principales propositions concernant le secteur financier.

Lancée par le groupe écologiste au Sénat et présidée par le sénateur (Les Républicains) des Hauts-de-Seine Roger Karoutchi, la commission d’enquête (1) a auditionné des scientifiques du climat, des académiques, des responsables politiques et institutionnels, des dirigeants d’entreprises – dont TotalEnergies -, des acteurs financiers – AXA, BNP Paribas et Crédit Agricole – et des ONG parmi lesquelles Reclaim Finance. 

Prenant acte de l’absence de transition à attendre de la part de TotalEnergies (2) et de l’insuffisance des mesures volontaires adoptées par le secteur financier face à l’urgence écologique, Reclaim Finance a souligné les moyens par lesquels le levier financier peut pousser TotalEnergies, et derrière elle tout le secteur énergétique, à s’aligner sur l’Accord de Paris (3).

Agir sur la finance pour toucher TotalEnergies et ses pairs

Malgré ses superprofits, TotalEnergies demeure dépendant du secteur financier pour opérer et développer ses activités – comme le démontre la dernière émission obligataire d’un montant de 4,25 milliards de dollars, transaction soutenue par le groupe Banque Populaire Caisse d’Epargne (BPCE) et 6 autres banques étrangères (4).

Le levier financier est d’autant plus stratégique que les financements à TotalEnergies sont très concentrés, notamment parmi les banques françaises qui ont fourni 40% des 12,5 milliards de dollars à l’entreprise entre 2021 et 2023. BNP Paribas, Crédit Agricole et Société Générale restent les trois premières banques de l’entreprise, avec 36% des flux financiers accordés à TotalEnergies sur cette période (5). 

Les banques et acteurs financiers français soutenant aussi les concurrents de TotalEnergies, adopter des mesures sur la finance atteindrait non seulement la major française mais plus largement toute l’industrie pétro-gazière. L’échelle européenne est également pertinente en prolongement et complément de mesures nationales. De nombreux outils au niveau européen sont accessibles, déployables rapidement, et permettraient de couvrir, à travers les seules banques européennes, 56% des financements à TotalEnergies (5). 

Réguler face à l’échec de l’autorégulation 

Les directeurs généraux et plusieurs membres des équipes dirigeantes d’AXA, BNP Paribas, et Crédit Agricole ont été auditionnés. Leurs réponses ont révélé ce qui semble être, pour certains, un rapport très approximatif avec la vérité et une faible compréhension des mesures à mettre en place pour empêcher un emballement catastrophique du climat.

Philippe Brassac, directeur général de Crédit Agricole, a ainsi annoncé que sa banque “ne concentrait ses financements de projets que sur les énergies renouvelables et le bas carbone”. Une déclaration approximative que la banque a corrigé par mail après avoir été interpellée par Reclaim Finance. La politique interne de la banque autorise en effet toujours les financements directs à de nouveaux projets gaziers tels que les terminaux de gaz naturel liquéfié (qui exportent du gaz fossile, y compris du gaz de schiste) ou des gazoducs (6).

Thomas Buberl, directeur général d’AXA, a aussi défendu le soutien de son groupe à TotalEnergies en défendant la stratégie de diversification et de“transition” de la major. Il s’est positionné en fervent défenseur du gaz fossile dont le groupe AXA continue d’assurer le développement. Pourtant, le constat est sans appel : TotalEnergies n’est pas en transition, comme suffit à le démontrer sa projection d’augmentation de sa production d’hydrocarbures de 2 à 3% par an jusqu’en 2028. Cette croissance fait d’elle la deuxième major occidentale à prévoir une telle hausse, après l’italienne Eni, bien loin des projections de baisse de plus de 21% et 18% pour la production de pétrole et de gaz d’ici 2030 dans le scénario Net Zero Emissions (NZE) de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) (7).

Si les récentes annonces de BNP Paribas et Crédit Agricole concernant leur non participation aux émissions obligataires pour le secteur pétro-gazier (8) vont dans la bonne direction, nous sommes forcés de constater que, trois ans après la publication du premier NZE par l’AIE, tous les grands acteurs financiers français peuvent encore accorder des soutiens à l’expansion fossile de TotalEnergies. Autrement dit, l’auto-régulation ne produira pas les effets escomptés dans le laps de temps imparti. Les pouvoirs publics doivent donc réguler.

Contraindre, inciter, faciliter, le triptyque réglementaire à activer

Il ne s’agit pas uniquement d’améliorer les obligations de transparence et de reporting. Au contraire, l’information n’ayant jamais fait l’action, les pouvoirs publics doivent adopter des réglementations normatives, seules à même d’impacter durablement les comportements des acteurs financiers. 

Au-delà des mesures contraignantes – comme l’encadrement de la redistribution des profits ou l’obligation d’adopter un plan de transition comprenant des critères minimums tels que l’arrêt des soutiens à l’expansion fossile (9) – d’autres mesures permettraient de rendre plus cher le financement d’activités polluantes et plus attractifs les financements aux solutions telles que les énergies renouvelables ou la rénovation thermique des bâtiments. 

Parmi les mesures jouant sur le couple incitation / dissuasion se trouvent la mise en place de taux différenciés par la Banque centrale européenne (10), ou le conditionnement de la défiscalisation des produits d’épargne et d’investissement au fléchage des capitaux hors des entreprises qui développent de nouveaux projets fossiles. Des mesures qui ne nécessiteraient pas de dépense publique supplémentaire. 

Enfin, de nombreuses possibilités existent afin d’améliorer la transparence des produits financiers, comme la mise en place d’un « éco-score » , notant les produits financiers selon leur exposition aux énergies fossiles (11). Cet arsenal réglementaire permettrait de mieux guider le choix des épargnants vers des produits financiers « soutenables »

La Commission d’enquête sénatoriale dispose de nombreuses propositions de réglementations contraignantes qui permettraient de pousser les acteurs financiers à cesser de soutenir les activités qui menacent le climat et à massifier leurs soutiens aux solutions. Aux sénateurs de s’en saisir pour qu’elles contribuent à imposer une transition rapide aux entreprises pétro-gazières et à mettre fin à la stratégie climaticide de TotalEnergies.

Notes :

  1. Commission d’enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l’État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. 
  2. Voir l’Evaluation des stratégies climat des entreprises pétro-gazières
  3. Voir l’enregistrement de l’audition de Reclaim Finance et la contribution écrite adressée à la Commission d’enquête.
  4.  Le 5 avril 2024, TotalEnergies a levé 4,25 milliards US$ avec l’aide des banques BofA Securities, Deutsche Bank Securities, Morgan Stanley, MUFG Securities Americas, Natixis Securities North America, SMBC Nikko Securities America et Standard Chartered Bank. Dans la foulée, près de 60 ONGs appelaient à couper le principal levier de financement de TotalEnergies. 
  5. Les banques peuvent soutenir TotalEnergies à travers des prêts – à ses projets d’énergies fossiles ou à l’entreprise – ou en l’aidant à émettre des obligations ou des actions. Les 15 principales banques qui ont soutenu TotalEnergies entre 2021 et 2023 lui ont fourni 12,5 milliards US$ de financements. Les données précises sont disponibles ici. 
  6.  En décembre 2023, Crédit Agricole a annoncé l’arrêt des financements de projets de champs gaziers, tout en se laissant la possibilité financer de nouveaux projets d’infrastructures fossiles comme les terminaux de gaz naturel liquéfié, ainsi que des entreprises comme TotalEnergies qui développent de nouveaux champs ou infrastructures pétrolières et gazières. 
  7.  Voir le briefing TotalEnergies, faut-il croire à sa diversification?
  8. A l’occasion de leurs assemblées générales annuelles, BNP Paribas et Crédit Agricole ont annoncé ne plus participer aux émissions d’obligations conventionnelles du secteur pétro-gazier. Ce faisant, ce sont deux des 10 plus grosses banques au monde qui prennent enfin acte de l’impératif scientifique de l’arrêt de l’expansion de la production pétro-gazière pour le traduire dans un des modes de financements non fléchés les plus importants pour le secteur énergétique.
  9. La qualité des plans de transition climat et leur mise en œuvre dépendra de la capacité des pouvoirs publics à auditer, contrôler et sanctionner en cas de plan insuffisant. Reclaim Finance appelle les régulateurs français et européens à mettre en place des normes solides de contrôle des plans de transition. 
  10. La Banque Centrale Européenne (BCE) définit les taux d’intérêt qui s’appliquent aux banques. Ces taux, dits “directeurs”, se répercutent ensuite sur les taux des prêts pratiqués par les banques auprès des entreprises, ménages et acteurs publics. La BCE pourrait donc définir un “taux différencié” plus bas pour le financement d’activités “vertes”, en commençant par les énergies soutenables et la rénovation énergétique.
  11. A l’image du « nutri-score » des produits alimentaires, la création d’un « éco-score » apposé sur l’ensemble des produits financiers permettrait aux épargnants de réaliser immédiatement si les fonds dans lesquels ils investissent financent les énergies fossiles. Voire les recommandations du rapport “L’assurance-vie à l’ère de l’urgence Climatique : Convoitée pour la transition et toujours investie dans l’expansion fossile

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2024-06-12T14:57:23+02:00