6:1, un ratio pour transformer notre système énergétique

La crise climatique rend la nécessité de transformer notre système énergétique chaque jour plus prégnante. Limiter le réchauffement à 1,5°C requiert une transformation en profondeur de ce système énergétique, en agissant simultanément sur deux fronts. D’une part, les énergies fossiles doivent être progressivement et rapidement éliminées – avec la fin immédiate de leur expansion [1]. D’autre part, les sources et technologies d’énergie soutenable doivent être massivement développées en remplacement des énergies fossiles – tout en réduisant l’impact sur le climat, les écosystèmes et les droits humains [2]. Pour garantir cette transformation, Reclaim Finance appelle les banques à se saisir du ratio 6:1 afin d’allouer 6 dollars à l’approvisionnement en électricité soutenable pour chaque dollar alloué aux énergies fossiles.

Pour réussir à transformer notre système énergétique, les flux financiers doivent radicalement changer. Les investissements actuellement orientés vers l’expansion des énergies fossiles doivent immédiatement cesser et être progressivement réorientés vers des solutions soutenables. Bien que ce changement des flux financiers soit nécessaire, une simple substitution “1 pour 1” des investissements dans les énergies fossiles par des investissements soutenables est insuffisante ; de nouveaux investissements doivent être débloqués pour le secteur de l’énergie en plus de la réorientation des investissements existants [3].

Un besoin de financement massif matérialisé dans un ratio de financements

Selon le scénario “Net Zero Emission by 2050” (NZE) de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), largement utilisé comme feuille de route pour atteindre la neutralité carbone, les investissements annuels totaux dans le secteur de l’énergie doivent passer de 2.800 mds US$ en 2023 à 4.700 mds US$ d’ici 2030. À l’intérieur de cela, les investissements annuels dans la transition énergétique doivent plus que doubler, passant de 1.800 mds US$ en 2023 à plus de 4.200 mds US$ d’ici 2030. Parallèlement, l’AIE prévoit une réduction de 600 mds US$ dans les investissements annuels dans les combustibles fossiles d’ici 2030, passant de 1.000 mds US$ en 2023 à 400 mds US$.

L’AIE illustre cela avec un ratio financier : “Les investissements mondiaux dans la transition énergétique devraient dépasser les investissements dans les énergies fossiles, dans un rapport de 1,8 pour 1 en 2023. Ce ratio passe à 10 pour 1 en 2030 dans le scénario NZE”.

Ce ratio se décompose en deux piliers : “l’approvisionnement en énergie” et “l’efficacité énergétique et les usages finaux de l’énergie” : en 2030, “environ 2.500 mds US$ sont investis dans l’électricité propre et les carburants à faibles émissions et environ 1.800 mds US$ dans l’efficacité énergétique et les usages finaux de l’énergie, tandis que les investissements dans l’approvisionnement en énergies fossiles chutent à environ 400 mds US$” [7].

Source : AIE, Net Zero Roadmap, Septembre 2023.

Concrètement, la trajectoire fixée par le scénario NZE signifie qu’en 2030, pour chaque dollar investi annuellement dans les énergies fossiles, six dollars doivent être investis dans l’approvisionnement en énergie “propre”  – principalement dans l’électricité [8] – et quatre dollars doivent être investis dans l’efficacité énergétique et les usages finaux [9]. Cela se traduit par un ratio global de 10:1 pour la transition énergétique (c’est-à-dire la transformation de l’approvisionnement en énergie, l’efficacité énergétique et les usages finaux de l’énergie), comprenant un ratio spécifique de 6:1 pour l’approvisionnement en électricité “propre”. Ces ratios sont présents dans plusieurs publications de l’AIE en 2023 [10].

Il est important de noter que dans ce contexte, le financement des énergies fossiles ne doit être consacré qu’à maintenir les champs existants et à réduire les émissions associées, comme l’AIE a souligné que “aucun nouveau développement de champs [pétroliers et gaziers] n’est nécessaire” [11].

“L’approvisionnement en électricité propre” englobe les réseaux électriques, les batteries, le nucléaire et les énergies renouvelables. Il représente la vaste majorité des investissements en approvisionnement en énergie propre d’ici 2030. Source : AIE, The Oil & Gas Industry in Net Zero Transitions, Novembre 2023.

De “propre” à “soutenable”, financer le nouveau système d’approvisionnement en électricité

Il est également crucial de bien définir ce qu’il convient de financer et ce qu’il convient d’éviter pour construire un avenir véritablement soutenable. Bien que les investissements dans le secteur de l’énergie soient principalement concentrés sur le photovoltaïque solaire, l’éolien, les réseaux et le stockage dans le NZE [12], les projections de l’AIE reposent sur un périmètre “propre” plus large.

Cette notion inclut également des technologies telles que la biomasse ou l’énergie nucléaire, dont le développement est incertain ou associé à des impacts négatifs ou des risques sociaux, environnementaux et climatiques, et qui pourraient compromettre notre capacité à atteindre l’objectif de 1,5°C et les objectifs mondiaux de protection de la biodiversité. Ce périmètre mise également sur l’utilisation de technologies immatures ou inexistantes à l’échelle commerciale, telles que la Capture et stockage/utilisation du carbone (CCUS) [13]. Par conséquent, nous considérons que de telles technologies ne devraient pas être incluses dans les objectifs de financement de la transition énergétique des banques, qui devraient se concentrer sur l’électricité soutenable [14].

Des sources et technologies d’énergie commercialement matures, rapides à déployer et avec des impacts limités sur les écosystèmes et les droits de l’homme sont déjà disponibles. S’aligner sur les projections d’investissement du NZE et le ratio de 6:1 tout en concentrant les financements sur ces solutions soutenables – solaire photovoltaïque, éolien, réseaux et stockage – reste très pertinent sachant que le scénario NZE de l’AIE ne de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C qu’avec une probabilité de 50%.

Dans le  NZE, l’approvisionnement en électricité soutenable (solaire, éolien, batteries et réseaux) représente l’essentiel des investissements dans l’approvisionnement en électricité “propre” d’ici 2030. Source : AIE, World Energy Outlook, Octobre 2023.

Comment le financement de l’énergie soutenable se traduit pour les banques

Comme le souligne explicitement l’AIE, “ces ratios à l’échelle de l’économie fournissent un guide important pour les acteurs financiers souhaitant évaluer leurs portefeuilles d’actions et de prêts par rapport aux objectifs de neutralité carbone” [15]. Pour atteindre un ratio de 6:1 d’ici 2030 pour les financements annuels à l’énergie, les banques doivent immédiatement :

  • Adopter des cibles financières spécifiques dédiées à l’approvisionnement en électricité soutenable et publier le périmètre des sources et technologies d’énergie couvertes dans un document-cadre spécifique. Celui-ci doit limiter les financements aux solutions soutenables et exclure les solutions non-soutenables [16].
  • Cesser immédiatement tout soutien à l’expansion des énergies fossiles, aussi bien les projets que les entreprises qui les développent [17].

Ces engagements devraient couvrir tous les types d’activités bancaires, y compris les prêts directs et les activités de marché de capitaux hors bilan. Par ailleurs, le ratio de 6:1 est aussi un objectif financier clé que les banques désireuses de publier un plan de transition climatique crédible doivent y intégrer [18].

Dans l’ensemble, une transition énergétique rapide et juste est possible dès maintenant et nécessite que les banques changent radicalement leurs pratiques. Elles doivent réduire drastiquement leur financement aux énergies fossiles, mettre immédiatement fin à tout soutien à leur expansion et augmenter massivement le financement à l’approvisionnement en énergie soutenable. Pour le faire efficacement, elles doivent aligner leurs ambitions sur la science climatique et se saisir du ratio de financement de 6:1, basé sur la science. Il n’y a plus de temps à perdre.

Notes :

  1. Dans son Résumé technique AR6 WGIII, Chapitre 6, le GIEC note que “L’utilisation mondiale des énergies fossiles devra diminuer de manière substantielle d’ici 2050 pour limiter le réchauffement probable à 2°C ou moins, et elle doit diminuer de manière substantielle d’ici 2030 pour limiter le réchauffement à 1,5°C, avec un dépassement nul ou limité (haut niveau de confiance)”.
    Le rapport du Tyndall Research Center sur les trajectoires de sortie progressive des énergies fossiles compatibles avec la limitation du réchauffement global à 1,5°C montre que “dans le budget carbone du GIEC permettant de limiter le réchauffement global à 1,5°C avec 50% de probabilité, il n’existe aucune marge de développement de nouvelles installations de production fossile, que ce soit des mines de charbon, des puits de pétrole ou des terminaux gaziers, pour aucun pays” (p.6). Cela démontre clairement la nécessité d’éliminer progressivement les énergies fossiles d’ici 2050 à l’échelle mondiale, avec des dates de sortie beaucoup plus avancées pour les pays plus riches si une logique de transition juste devait être appliquée.
  2. Dans l’édition 2023 du World Energy Outlook, l’AIE note que “tripler les capacité installées d’énergies renouvelables et doubler le taux d’amélioration de l’intensité énergétique sont essentiels à la transformation du secteur de l’énergie” (p.44).
  3. Dans l’édition 2023 du World Energy Outlook, l’AIE note que “tous les scénarios [STEPS, APS et NZE] prévoient une hausse des investissements dans le secteur de l’énergie, par rapport aux niveaux historiques” (p.49). L’AIE spécifie aussi que “la transformation prévue par le scénario NZE nécessite que les investissements dans l’énergie en pourcentage du PIB augmentent d’environ un point de pourcentage entre 2023 et 2030” (p.49).
  4. Parmi les trajectoires utilisées par la science climatique pour évaluer différentes manières de limiter le réchauffement global à 1,5°C, le scénario NZE est l’un des scénarios les plus référencés, avec un dépassement faible ou nul et un recours aux technologies d’émissions négatives (NET) limité. Alors que dans les trajectoires avec dépassement, le réchauffement global dépasse temporairement 1,5°C, dans le scénario NZE, le réchauffement global atteint son maximum légèrement au-dessus de 1,5°C en 2050 et diminue jusqu’à environ 1,4°C d’ici 2100, avec une probabilité de 50 %.
    La plupart des trajectoires utilisent les NET pour limiter ou éviter le dépassement. Cela signifie intégrer dans les modèles des technologies d’élimination du CO2, telles que la Capture et stockage/utilisation du carbone (CCUS) ou la compensation naturelle, pour compenser les émissions résiduelles. Bien qu’intégrer une petite part de NET soit cohérent, compter sur eux pour des réductions d’émissions à grande échelle est risqué et pourrait s’avérer non seulement irréalisable, mais aussi générer des effets secondaires indésirables en diminuant les efforts à court terme pour réduire les émissions de CO2. Sur la base du travail du GIEC, l’IISD a établi des critères pour filtrer les scénarios afin de garantir une quantité raisonnable d’émissions négatives (voir le rapport Navigating Energy Transitions, 2022) et a constaté que le scénario NZE ne repose pas excessivement sur les NET.
  5. AIE, World Energy Outlook, p.197, octobre 2023.
  6. AIE, World Energy Outlook, p.49, octobre 2023.
  7. AIE, Net-Zero Roadmap, p.162, septembre 2023.
  8. L’approvisionnement en électricité englobe deux secteurs principaux : la production d’électricité (technologies utilisées pour produire de l’électricité, telles que les éoliennes ou les panneaux solaires) et la distribution & transmission de l’électricité. Ce dernier inclut les technologies utilisées pour distribuer l’électricité depuis le lieu de sa production jusqu’au lieu de sa consommation, afin d’améliorer la flexibilité du réseau (y compris les infrastructures de transmission, le stockage par batterie et le stockage saisonnier), ainsi que l’expansion et la rénovation des réseaux électriques.
  9. Le deuxième pilier couvre “l’efficacité énergétique dans les bâtiments, l’industrie et les transports, à l’exclusion de l’aviation et de la navigation domestique” et les utilisations finales, qui incluent “l’utilisation directe des énergies renouvelables ; les véhicules électriques ; l’électrification dans les bâtiments, l’industrie et le transport maritime international”.
  10. En plus de la mise à jour du Net Zero Roadmap publiée en septembre 2023, ces ratios sont aussi présents dans d’autres publications de l’AIE, comme la mise à jour du World Energy Outlook, publiée en octobre 2023, et le rapport “The Oil and Gas Industry in Net Zero Transitions” publié en novembre 2023.
  11. AIE, World Energy Outlook, p.61, octobre 2021.
  12. AIE, World Energy Outlook, p.129, octobre 2023.
  13. Voir les fiches de Reclaim Finance sur l’hydrogène et sur la CCUS dans l’électricité.
  14. Voir la définition de l’approvisionnement en électricité soutenable.
  15. AIE, The Oil and Gas Industry in Net Zero Transitions, p.113 et p.140, novembre 2023.
  16. Les recommandations détaillées sont disponibles sur le Sustainable Power Policy Tracker.
  17. Cela signifie mettre immédiatement fin à tout soutien au développement de projets de production de charbon, de pétrole et de gaz, ainsi qu’aux projets de centrales électriques au charbon, et aux entreprises qui les développent. Cela concerne également le développement des projets d’infrastructures de transport de pétrole et de gaz – y compris les terminaux GNL – et aux entreprises qui les développent.[18] Retrouvez les recommandations détaillées et les lignes rouges dans le rapport sur les plans de transitions de Reclaim Finance.

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2024-02-14T09:54:38+01:00