Le 11 février, le Gouverneur Villeroy développait les propositions de la Banque de France pour une intégration des enjeux climatiques au travail de la Banque Centrale Européenne (BCE). Au programme : la reconnaissance de la nécessité de réviser le principe de neutralité de marché et d’initier la décarbonation de toutes les opérations de la banque centrale ; mais des propositions incomplètes, trop floues et surtout trop tardives pour garantir un véritable impact. Décryptage de ce discours fleuve.

Une dynamique d’apparence positive

Alors que le débat fait rage autour du rôle de la BCE face au changement climatique, le Gouverneur de la Banque de France reconnaît d’emblée la nécessité de revoir en profondeur les opérations de la BCE. Il rejoint ainsi Christine Lagarde, Isabel Schnabel, Olli Rehn ou encore Klaas Knot en se positionnant pour une révision du principe de neutralité de marché, qui ne doit pas selon lui « être un frein à la neutralité carbone ».

Autre élément positif, le Gouverneur suggère de décarboner l’ensemble des opérations de la BCE. Il indique vouloir commencer par « tous les actifs corporate, qu’ils soient détenus au bilan de la banque centrale (les achats) ou pris en garantie (le collatéral) ».

Mais, si la dynamique décrite par le Gouverneur semble positive, le calendrier qu’il met en avant est plus qu’inquiétant.

3 à 5 années d’attente

En effet, comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises auparavant, le Gouverneur souligne que la BCE doit décider des mesures à prendre d’ici la fin d’année pour les mettre en œuvre d’ici… « 3 à 5 ans » !

Ce délai ignore totalement l’urgence climatique : alors que nous n’avons que quelques années pour limiter le réchauffement planétaire, la BCE déversera 5 000 milliards d’euros en 2020-2022 sans aucune condition environnementale ou climatique, soutenant ainsi les activités les plus polluantes.

De plus, même si les propositions du Gouverneur étaient appliquées immédiatement, elles seraient insuffisantes pour contribuer significativement à la lutte contre le changement climatique et à l’atténuation des risques qui y sont liés.

Les entreprises les plus polluantes préservées

Les mesures proposées par le Gouverneur concernant la politique monétaire consistent àutiliser le risque climatique pour :

  1. Adapter les volumes d’achat d’actifs d’entreprises par la BCE ;
  2. Moduler la valeur des actifs d’entreprises acceptés en collatéraux (via les « haircuts »).

Ces deux propositions n’excluent pas les actifs des entreprises les plus polluantes. Même lorsque les entreprises ne respectent les critères fixés, leurs actifs seront toujours acceptés en collatéraux et achetés par la BCE. Seul changement : les conditions sous-lesquelles ces actifs seront retenus seront moins favorables.

De plus, ces propositions font des risques climatiques un critère supplémentaire à prendre en compte aux côtés d’autres critères, et non le seul critère de sélection. A moins que les investissements des entreprises (capex) soient étudiés dans le détail, les grandes entreprises très polluantes mais considérées comme financièrement solides ne seraient que très marginalement impactées, même lorsqu’elles investiraient dans des projets incompatibles avec le budget carbone restant.

L’utilisation du risque climatique implique la modélisation de sa matérialité financière avant de pouvoir agir. Or, l’«incertitude radicale » qui caractérise le risque climatique rend l’obtention de tels modèles particulièrement complexe voire impossible.

Le Gouverneur n’ignore pas ce problème. Il précise qu’il souhaite prendre « l’alignement climatique » comme « proxy » du risque climatique, en attendant une mesure suffisante de celui-ci. Mais là aussi, la manière dont le Gouverneur définit cet « alignement climatique » est problématique :

  • Il évoque un alignement sur des trajectoires 2°C, et non 1.5°C.
  • Il propose « d’utiliser des indicateurs mesurant l’effort que réalise, sur une période donnée, un émetteur pour abaisser ses émissions de carbone par rapport à ses pairs du même secteur économique. » Il s’agit d’adopter une approche sectorielle basée sur une logique de bestinclass et laissant présager de l’usage de l’intensité carbone comme indicateur principal. Les acteurs ne doivent donc pas s’aligner sur une trajectoire climatique viable, mais simplement de faire mieux que leurs pairs, y compris si cela implique de réduire l’intensité en carbone des activités tout en maintenant voire augmentant les émissions absolues. Le fait que le Gouverneur ne demande pas une exclusion du secteur des énergies fossiles (1) est d’autant plus surprenant que la Banque de France a reconnu la nécessité d’amorcer la sortie de celles-ci, en adoptant une politique fossile exigeante en janvier 2021, et devrait porter cette dynamique pour la politique monétaire.
  • Le gouverneur ne demande pas de scénarios spécifiques, une imprécision potentiellement très lourde de conséquences. En effet, de nombreux scénarios climatiques – y compris ceux du Network For Greening the Financial System (NGFS) qui réunit les banques centrales – reposent sur des hypothèses irréalistes, particulièrement en matière d’émissions négatives. Pour garantir un alignement réel avec les objectifs de l’Accord de Paris, le Gouverneur devrait être précis dans ses demandes et imposer une trajectoire de 1.5°C comprenant un faible niveau d’émissions négatives (2).

L’oubli des opérations de refinancement

Au-delà des lacunes décrites précédemment, le Gouverneur laisse de côté une question importante : comment la BCE peut-elle contribuer au financement de la transition européenne ? Il est ici question de contribuer au développement durable local, de concilier protection de l’environnement et bénéfices sociaux.

En 2020, les principaux groupes bancaires français ont empruntés 379 milliards à taux négatifs à la BCE via ses opérations de refinancement de long terme (TLTRO III). Ils ont ainsi enregistré des centaines de millions d’euros de bénéfices tout en finançant tout et n’importe quoi : aucune contrainte ne leur a été posée pour orienter cet argent vers la transition écologique.

Si la BCE a indiqué que cette mesure visait à faciliter le financement des TPE et PME, rien ne permet de suivre à qui ont été attribué les prêts financés grâce aux « dons » de la banque centrale. Or, les modèles bancaires font qu’il apparait moins risqué d’accorder un prêt à une grande entreprise qu’à une TPE/PME, raison pour laquelle certains états – dont la France – ont décidé de garantir certains prêts accordés à ces entreprises durant la crise.

Face à ce constat, une évidence s’impose : les opérations de refinancement de long terme (TLTRO) doivent être conditionnées au financement de la transition écologique. Ce « TLTRO vert » pourrait permettre le financement de la rénovation énergétique partout en Europe, et ainsi contribuer à l’atteinte d’une des priorités écologiques de l’Union aux impacts sociaux très positifs.

Aller plus loin immédiatement, une obligation

Pour la BCE, attendre n’est pas seulement irresponsable, c’est aussi abandonner son mandat de stabilité des prix dont la lutte contre le changement climatique est une condition préalable à la réalisation. Le Gouverneur de la Banque centrale néerlandaise, Klaas Knot, indiquait ainsi qu’« un climat stable peut être considéré comme une condition préalable importante pour que les banques centrales soient en mesure de remplir leur mandat. »

Des mesures immédiates peuvent et doivent être prises. Le Gouverneur de la Banque de France doit demander leur adoption, tout en renforçant ses propositions de moyen terme pour qu’elles permettent une décarbonation complète des opérations de la BCE et fassent de celle-ci un soutien des objectifs climatiques européens.

Notes

(1) Notamment :

  • L’exclusion de toutes les entreprises qui développent de nouveaux projets d’énergies fossiles ;
  • L’exclusion de toutes les entreprises des énergies fossiles qui n’adoptent pas de plan de sortie du charbon d’ici 2030 en Europe/OCDE et 2040 partout dans le monde ;
  • L’exclusion de toutes les entreprises des énergies fossiles qui n’adoptent pas de plan de sortie du pétrole et gaz d’ici 2040 en Europe/OCDE et 2050 partout dans le monde ;
  • L’exclusion de toutes les entreprises qui tirent plus de 5 % de leur chiffre d’affaire des hydrocarbures non conventionnels.

(2) Les émissions négatives comprennent la capture et le stockage de CO2 (CSC), les bioénergies avec capture et stockage de CO2 (BECSC), la compensation carbone et les « solutions naturelles » (« Nature-Based Solutions » ou NBS) comme l’afforestation. Une attention particulière doit être accordés aux émissions liées au BECSC et « aux solutions naturelles ». Celle-ci ne devrait jamais dépasser respectivement 5 et 3.6 GT/an en 2050.