Repenser les cibles de décarbonation des banques
Ces dernières années, de nombreuses banques ont annoncé des cibles sectorielles de décarbonation. Ces cibles sont censées marquer des étapes intermédiaires vers le zéro émissions nettes d’ici 2050, dans le but de limiter le réchauffement planétaire à moins de 1,5°C. La plupart des cibles intermédiaires sont actuellement fixées pour 2030.
Depuis l’émergence de la Net-Zero Banking Alliance (NZBA) mise en place sous l’égide des Nations unies en 2021, les cibles de décarbonation ont remplacé les politiques sectorielles comme principal moyen pour les banques de définir leurs engagements climatiques. Leur utilisation devrait encore se répandre dans les années à venir, étant plus en plus intégrées dans les réglementations émergentes sur les plans de transition, en particulier dans l’Union européenne (UE).
Mais les cibles de décarbonation existantes peuvent-elles permettre les rapides réductions d’émissions dont nous avons besoin ? Sont-elles un indicateur pertinent des efforts transition climatique des banques ?
Pour répondre à ces questions, Reclaim Finance a analysé en profondeur les 243 cibles de décarbonation fixées par 30 des plus grands membres de la NZBA, couvrant les secteurs industriels les plus intensifs en carbone, comprenant le pétrole et le gaz, la production d’électricité, l’acier, le ciment et le transport.
Notre analyse est publiée dans un briefing technique qui explore la conception des cibles adoptées par les banques et leur potentielle efficacité. Elle est accompagnée d’un jeu de données téléchargeable qui fournit le détail des données clés des cibles sectorielles des 30 banques.
Nous constatons de nombreux problèmes et incohérences dans la conception des cibles, ainsi qu’un manque de transparence qui entrave la compréhension de la couverture et de l’ambition des cibles. Nous expliquons quels types de cibles doivent être abandonnées d’urgence, y compris les très utilisées cibles d’émissions financées et facilitées, ainsi que celles étant les plus susceptibles d’assurer des changements significatifs dans les pratiques des banques, à condition qu’elles soient appliquées de manière appropriée.
Si les cibles peuvent sans aucun doute être améliorées, elles resteront insuffisantes en tant que telles et doivent être intégrées dans un plan de transition global comprenant des mesures excluant les activités incompatibles avec une trajectoire 1,5°C.
méthodologie
Notre analyse détaillée porte sur 243 cibles sectorielles fixées par 30 des plus grandes banques d’Europe, d’Amérique du Nord et du Japon, qui figurent parmi les 45 plus grandes banques mondiales en termes d’actifs en avril 2024. D’autres types de cibles, telles que celles relatives à la nature, à l’augmentation du financement des activités durables et à l’abandon progressif des infrastructures liées aux énergies fossiles, sont également importantes mais n’entrent pas dans le cadre de cette étude.
Les banques couvertes par cette analyse sont Bank of America, Banque Postale, Barclays, BBVA, BNP Paribas, BPCE/Natixis, Citi, Crédit Agricole, Crédit Mutuel, Deutsche Bank, Goldman Sachs, HSBC, ING, Intesa Sanpaolo, JPMorgan Chase, Mizuho, Morgan Stanley, MUFG, NatWest, RBC, Santander, Scotiabank, SMBC, Société Générale, Standard Chartered, TD, UBS, UniCredit et Wells Fargo.
Toutes les données sur les cibles des banques proviennent de documents disponibles sur les sites web des banques, tels que les rapports TCFD, les rapports climat et les rapports annuels. Reclaim Finance a envoyé à chaque banque leurs données pertinentes, et 18 banques ont confirmé et/ou modifié leurs données sur les cibles de décarbonation.
Informations clés
Parmi les 13 types de cibles distinctes utilisées par les 30 banques de notre analyse, il est ressorti que seulement deux de ces types de cibles sont susceptibles d’être efficaces pour entraîner une décarbonation : les cibles SFPV et WAPI. Ces cibles sont adaptées aux caractéristiques des différents secteurs économiques, les cibles SPFV étant pertinentes pour les énergies fossiles, qui doivent être progressivement éliminées, et les cibles WAPI étant pertinentes pour des secteurs tels que la production d’électricité, l’acier, le ciment et les transports, qui doivent être décarbonés. Ces cibles de réduction des émissions et des financements pourraient être complétées par deux autres types de cibles : ASPE et SPC, qui ne sont actuellement pas utilisées par les banques.
Cibles “Sectoral portfolio financing volume” (SPFV)
Ces cibles réduisent le financement de l’approvisionnement en énergies fossiles via les activités de prêts et des marchés de capitaux.
Cibles “Weighted average physical intensity” (WAPI)
Cibles “Absolute sectoral portfolio emissions” (ASPE)
Cibles “Sectoral portfolio coverage (SPC)
Le problème de l’attribution : pourquoi les émissions financées et facilitées doivent être abandonnées
Toutes les cibles de réduction des émissions absolues d’énergies fossiles de banques, et de nombreuses cibles d’intensité dans tous les secteurs, sont basées sur ce que l’on appelle les « émissions financées » – celles associées aux prêts et aux investissements – et les « émissions facilitées » – celles provenant des activités des banques sur le marché des capitaux.
Ces concepts ont été promus par un organisme industriel connu sous le nom de Partnership for Carbon Accounting Financials (PCAF). Les formules recommandées par le PCAF pour calculer les émissions financées et facilitées sont largement utilisées par les banques. Ils utilisent des facteurs d’attribution qui reposent sur la logique suivante : plus la proportion de financement qu’une banque ou une autre institution fournit à un client ou à une société d’investissement est élevée, plus cette institution doit assumer la responsabilité de ses émissions.
L’utilisation de ces facteurs d’attribution introduit toutefois une grave lacune dans la comptabilisation des émissions des institutions financières, ce qui signifie qu’il n’y a qu’un lien ténu entre les changements dans les émissions financées et facilitées et les émissions réelles des entreprises. Les facteurs d’attribution sont basés sur la valeur de l’entreprise, ce qui a pour conséquence que les émissions financées et facilitées par une banque pour un secteur donné pourraient diminuer si la valeur combinée des entreprises du portefeuille sectoriel de la banque augmente, même sans baisse des émissions des entreprises et/ou du volume de financement de la banque pour ce secteur. L’inverse est vrai si la valeur des entreprises d’un portefeuille diminue.
Contrairement aux émissions financées et facilitées, les cibles d’émissions du portefeuille sectoriel absolu (ASPE) correspondent à la somme de toutes les émissions des entreprises du portefeuille sectoriel d’une banque, sans utiliser de facteur d’attribution. Par conséquent, les cibles ASPE ne dépendent pas d’indicateurs financiers volatils et seraient plus simples et plus transparentes que les cibles d’émissions financées ou facilitées. Elles sont particulièrement pertinentes pour les sous-secteurs des énergies fossiles, où elles devraient être utilisées pour compléter les cibles financières. Elles peuvent également être utilisées pour compléter les cibles d’intensité pour les secteurs des énergies non fossiles.
Trois éléments essentiels pour définir des cibles
Outre le choix du bon type de cible, les banques doivent également veiller à ce que leurs cibles soient complètes, transparentes, alignées sur une trajectoire 1,5°C et ne doivent pas permettre l’utilisation à grande échelle de mesures de compensation.
Les cibles actuelles ne couvrent pour la plupart que partiellement les activités des banques et des clients, et l’étendue de la couverture est rarement totalement transparente. La plus grande lacune dans la couverture des cibles des banques concerne les activités du marché de capitaux. Près de la moitié des financements bancaires pour les énergies fossiles sont fournis en facilitant l’émission d’obligations. Seules six banques dans notre analyse ont une ou plusieurs cibles couvrant au moins partiellement leurs activités sur les marchés de capitaux. Toutes ces cibles sont basées sur une formule de facilitation des émissions utilisant un facteur d’attribution.
Plus de la moitié des cibles de notre échantillon sont censées être alignées sur le scénario Net Zero Emissions de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ou sur d’autres scénarios alignés sur une trajectoire 1,5°C. Cependant, en partie à cause de l’incapacité de la NZBA à spécifier des paramètres de définition de cibles et des pratiques de divulgation détaillées et solides, et en partie à cause du manque d’engagement des banques elles-mêmes à l’égard d’objectifs crédibles et transparents, il est impossible d’évaluer si la plupart des objectifs sont effectivement alignés sur une trajectoire 1,5°C.
L’évaluation de l’alignement sur les scénarios 1,5°C est également compliquée par le fait que les banques peuvent autoriser leurs clients à « atteindre » leurs objectifs par l’utilisation à grande échelle de compensations au lieu de réductions d’émissions réelles. Un tiers des banques de notre échantillon déclarent explicitement qu’elles n’autorisent pas leurs clients à utiliser des compensations pour atteindre leurs cibles, du moins jusqu’à ce qu’elles jugent que des normes et des pratiques de compensation plus crédibles sont en place. Les autres autorisent explicitement les compensations ou n’ont pas publié de position.