On ne le dira jamais assez : on ne peut pas espérer résoudre la crise climatique si on continue de l’aggraver. Limiter le réchauffement climatique à 1,5°C implique de cesser immédiatement de soutenir l’expansion pétro-gazière, qu’elle soit conventionnelle ou non. Alors que ONG et régulateurs appellent à l’adoption de politiques robustes sur le pétrole et le gaz, le Climate Finance Day qui s’est tenu hier trace une ligne de front entre les acteurs qui commencent à tourner le dos au pétrole et au gaz, et les autres – les géants de la Place de Paris et le gouvernement. Certains, comme le géant de l’assurance AXA, doivent choisir leur camp : continuer d’assurer un avenir au pétrole et au gaz, ou assurer celui de la planète.

Les régulateurs français montrent la voie…

Hier matin, l’ACPR et l’AMF rappelaient à l’ordre la Place de Paris. Dans leur rapport d’évaluation des engagements climat du secteur financier, les régulateurs constatent une hausse des soutiens aux hydrocarbures depuis 2015, année de la COP21, et pointent du doigt les insuffisances des politiques existantes en matière d’énergies fossiles. Ils appellent les acteurs financiers français à la clarté et la cohérence et leurs demandent notamment de:

  • Mettre en place des politiques robustes sur toutes les énergies fossiles, y compris sur le pétrole et le gaz conventionnels.
  • Expliciter l’approche adoptée à l’égard des services financiers consentis dans de nouveaux projets de développement de gaz et de pétrole, en lien avec les conclusions récentes de l’Agence internationale de l’énergie.
  • Adopter une définition commune des hydrocarbures « non conventionnels », par exemple celle du Comité scientifique de l’Observatoire de la Finance Durable.
  • Se doter d’une « politique claire » et d’un calendrier de sortie progressive des hydrocarbures non conventionnels.

… Bruno Le Maire choisit l’impasse

Au lieu de s’appuyer sur les rapports de l’ACPR et l’AMF, du comité scientifique de l’Observatoire de la Finance Durable et de l’Agence Internationale de l’Énergie pour exiger de la Place financière française des politiques plus robustes en matière de pétrole et de gaz, Bruno Le Maire faisait l’impasse sur l’expansion des énergies fossiles et la sortie des hydrocarbures non-conventionnels qu’il appelait de ses voeux il y a un an. A la place, le Ministre a appelé les acteurs financiers à se fixer d’ici 2022 des objectifs de baisse de l’intensité carbone de leurs investissements en lien avec l’Accord de Paris. Il confie à Yves Perrier – ex-PDG d’Amundi et désormais président du Conseil d’Administration – la tâche de préparer ces nouveaux travaux.

Ce nouvel “appel” – assorti d’un énième délai – ressemble surtout à une stratégie de diversion : il permet au ministre de ne pas aborder l’insuffisance des politiques fossiles des géants de la finance française et de reporter la discussion sur une approche plus globale qui, bien que en théorie pertinente, ne produira au mieux pas d’effet avant plusieurs années, et risque ici de faire doublon alors même qu’il existe déjà de nombreuses initiatives internationales qui travaillent à des stratégies d’alignement sur l’Accord de Paris ou trajectoires de neutralité carbone. Une chose est sûre : la baisse de l’intensité carbone n’implique pas nécessairement – surtout à court terme – un arrêt des soutiens aux entreprises qui développent de nouveaux projets pétro-gaziers. La commande de l’Agence internationale de l’énergie est pourtant claire : il ne faut plus investir dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers.

En choisissant de l’ignorer et en refusant de créer un cadre réglementaire strict, le ministère de l’Economie et des Finances, est bien, malgré les dires de Bruno Le Maire, “contre le climat”.

Les partisans du statu quo

Contrer l’expansion pétro-gazière et les hydrocarbures non-conventionnels implique de challenger les géants de l’industrie pétro-gazière puisqu’elles figurent parmi les principaux développeurs d’hydrocarbures non conventionnels : plus de 30% de la production en phase de développement de TotalEnergies, Eni et Shell, plus de 45% pour Equinor, plus de 50% pour BP, et près de 70% pour Repsol. Une ligne de front se dessine entre ceux qui n’ont plus peur d’exclure les géants, ceux qui ménagent encore la chèvre et le chou, et ceux qui veulent à tout prix maintenir le statu quo.

Dans la catégorie du statu quo, on retrouve les quatre grandes banques qui se contentent, au mieux, de renforcer leurs politiques existantes à la marge. Ces derniers mois, les 4 banques ont certes annoncé des objectifs plus ou moins ambitieux de baisse de leurs financements au pétrole et au gaz, mais ces engagements ne permettent toujours pas de répondre à la première des priorités : stopper l’expansion pétro-gazière. BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole et BPCE-Natixis peuvent continuer à soutenir et même augmenter leurs soutiens aux développeurs de nouveaux projets pétroliers et gaziers, y compris dans les hydrocarbures non-conventionnels et malgré l’adoption de politiques (lacunaires) d’exclusion. C’est par exemple le cas de BNP Paribas qui a triplé ses soutiens au pétrole et au gaz de schiste entre 2019 et 2020, malgré sa politique d’exclusion.

Il sera difficile de faire bouger les lignes tant que la fédération bancaire française (FBF) choisit de tirer l’ambition collective vers le bas et non vers le haut. ‘“L’annonce” communiquée la semaine précédant le Climate Finance Day a surtout servi de caisse enregistreuse pour des politiques déjà mises en place par les banques françaises. Rien n’a été renforcé, ne serait-ce que pour stopper l’expansion pétro-gazière dans les secteurs visés par la déclaration : sables bitumineux et pétrole et gaz de schiste.

Les contorsionnistes professionnels

A l’instar des banques, nombre d’investisseurs sont devenus des contorsionnistes professionnels pour réduire leurs soutiens au pétrole et au gaz tout en épargnant leurs clients préférés. La politique d’ODDO sur les hydrocarbures non-conventionnels semble écrite sur mesure pour ne pas avoir à exclure TotalEnergies à cause de ses projets en Arctique (1). Comble du cynisme, quelques jours après la publication de sa politique, ODDO ajoutait la major – 4ème plus gros développeur pétro-gazier en Arctique – dans sa liste de “valeurs à conviction”. Amundi, avec plus de 1000 milliards sous gestion, vient d’annoncer au détour d’un article de presse, qu’il désinvestirait des entreprises pour qui les hydrocarbures non-conventionnels représentent 30% de l’activité. Ce jalon important ne permettra pas pour autant d’empêcher Amundi de figurer parmi les principaux soutiens de TotalEnergies malgré ses projets incompatibles avec l’atteinte de la neutralité carbone d’ici 2050.

Rien d’étonnant, les investisseurs sont nombreux à se convaincre que TotalEnergies est en pleine mutation. Mais c’est oublier que malgré une ambition affichée d’atteindre la neutralité carbone, TotalEnergies prévoit actuellement une hausse de 35% de sa production gazière entre 2019 et 2030 et continue d’ouvrir de nouveaux champs gaziers mais aussi pétroliers, conventionnels et non-conventionnels. D’ici 2030, les hydrocarbures représenteront encore 80% de ses dépenses d’investissement. Non, on ne peut pas dire que TotalEnergies et l’industrie pétro-gazière européenne sont “en transition”.

Tant que les acteurs financiers essaieront de ménager la chèvre et le chou, ils signeront des chèques en blanc à l’expansion pétro-gazière, y compris dans les hydrocarbures non–conventionnels. Mais les lignes seraient-elles en train de bouger ?

Des lignes qui bougent enfin !

La Banque Postale a été la 1ère banque à dire non à l’expansion et à annoncer sa sortie totale et rapide du pétrole et du gaz. Elle a ainsi créé un précédent international. Le matin du Climate Finance Day, le Crédit Mutuel a rejoint le mouvement : la 5ème plus grosse banque française a annoncé la fin de tout soutien aux nouveaux projets pétroliers et gaziers et menace d’exclusion “après une échéance courte” les entreprises qui ne renoncent pas à leurs plans d’expansion. Quelques jours avant le Climate Finance Day, l’Ircantec puis MAIF ont également annoncé leur volonté de ne plus investir dans les entreprises développant de nouveaux projets pétroliers et gaziers. En annonçant l’exclusion, dès fin 2022, de toutes les entreprises qui ne renonceraient pas d’ici là à leurs projets d’expansion dans les non-conventionnels, l’Ircantec a brisé un tabou historique.

En marge du Climate Finance Day, la CDC a annoncé qu’en 2022, elle exclurait plusieurs entreprises européennes et non-européennes du secteur pétro-gazier. Elle précise également sa politique d’engagement actionnarial pour les entreprises pétro-gazière non exclues en 2022 : elle publie la liste des critères qui entrent en ligne de compte, et annonce qu’elle engagera ces entreprises sur leur stratégie d’alignement sur un scénario à 1,5°C et “ses conséquences concernant le développement de nouveaux projets d’exploration et d’exploitation ». La CDC doit désormais aller encore plus loin et faire de l’expansion pétro-gazière un motif explicite d’exclusion : en adossant sa politique d’engagement à un calendrier précis de désinvestissement pour les entreprises qui s’obstinent à développer plus d’hydrocarbures au lieu de réduire leur production. C’est la politique que devrait adopter tout investisseur sérieusement engagé pour le climat (2).

C’est également le sens des recommandations de l’Association Française de Gestion (AFG) qui appelle ses membres à “compléter progressivement ce dialogue avec la mise en place de stratégies d’exclusion des entreprises exposées totalement ou partiellement à certaines énergies fossiles, notamment les énergies fossiles non conventionnelles”. La Fédération Française de l’Assurance (FFA) encourage elle aussi ses membres “à définir leurs politiques de dialogue avec les entreprises du secteur des combustibles fossiles, incluant des calendriers d’arrêt de financement des entreprises qui ne renonceraient pas à leurs nouveaux projets de production des énergies fossiles non conventionnelles ».

AXA doit encore choisir son camp : le climat ou le chaos

Les regards sont désormais braqués sur AXA, qui devrait annoncer sa nouvelle politique sur le pétrole et le gaz ce vendredi. AXA a une longue histoire de leadership en matière de climat. Mais il est à craindre que le géant de l’assurance ne renonce pas pour autant à assurer de nouveaux projets pétroliers et gaziers. Si AXA est à l’origine de la sortie de l’industrie de l’assurance du secteur du charbon, le groupe n’a que des restrictions minimalistes sur les hydrocarbures et demeure l’un des principaux assureurs de l’industrie pétrolière et gazière. Les lignes de fracture sont désormais claires et AXA doit choisir son camp : devenir le 1er assureur au monde à ne plus accorder de couverture assurantielle à tous nouveaux projets pétroliers et gaziers ou continuer d’assurer les plans d’expansion climaticides de l’industrie pétro-gazière. Un entre-deux qui consisterait à renoncer à une partie des nouveaux projets pétro-gaziers comme le font les banques françaises, ne suffira pas et l’assureur français perdra alors tout crédit en matière climatique et toute légitimité en tant que chef de file de la Net-Zero Insurance Alliance.

 

On ne le dira jamais assez : on ne peut pas résoudre la crise climatique si on continue de l’aggraver. Limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C implique de cesser tout soutien à l’expansion pétro-gazière dès 2021, conventionnelle et non-conventionnelle. “Stop à l’expansion des énergies fossiles” était le cœur du message porté hier par des activistes des Amis de la Terre et d’Alternatiba Paris venus sonner l’alerte au Climate Finance Day. Légitimes en raison de la faiblesse des réponses apportées par les décideurs financiers et politiques à la crise climatique, ces interpellations seront plus nombreuses et plus fortes demain s’ils ne prennent pas enfin leurs responsabilités.

Notes :

  1. En septembre, ODDO publiait une politique d’exclusion sur mesure : elle exclut les soutiens aux entreprises tirant plus de 5% de leurs revenus dans le pétrole et le gaz de schiste et les sables bitumineux, mais fixe un seuil à seulement 10% en Arctique. La part de revenus de TotalEnergies liée à la production en Arctique est supérieure à 5%, mais inférieure à 10%.
  2. Cité dans le Financial Times, l’ancien directeur des investissements chez Goldman Sachs explique : You can have engagement for a while, but unless you have a clear and present commitment to divest, your engagement isn’t credible. I don’t think you have decades to work with companies, I think you have a couple of years. And if they’re not going to actively show you the plan to decarbonise or to enhance their diversity or do different things with their communities, then you’re going to have to do something different. That will likely be moving your capital elsewhere.”

Pour aller plus loin :